D’un tel joyau pour initiés, on s’en veut presque de parler publiquement. On aimerait ne le glisser qu’entre les mains choisies d’un homme ou d’une femme digne d’en goûter le charme insolite, et qu’il ne se partage qu’au sein d’une franc-maçonnerie du goût, occulte, fermée, intransigeante ; une communauté qui, elle-même, ne s’autoriserait à en lire des extraits qu’en certaine compagnie, dans un décor suranné, autour d’un magnum de champagne… Mais passons outre ce réflexe sectaire pour présenter malgré tout ces Chroniques d’un patachon, où la frivolité atteint le rang d’un art majeur. Rien que la généalogie de son auteur, Pierre de Régnier, relève de la mythologie littéraire. Officiellement, Pierre de Régnier est le fils de l’écrivain symboliste Henri de Régnier ; mais sa mère, Marie de Régnier, le conçut en réalité avec le poète Pierre Louÿs, dont il porte d’ailleurs le prénom et qui fut son parrain. Si l’on ajoute que Marie était elle-même la fille du grand poète parnassien José Maria de Heredia, on admettra qu’aussi embrouillées que furent les circonstances de sa venue au monde, Pierre de Régnier s’y présenta avec un pedigree saturé de poètes d’exception.
Cela ne suffit certes pas, d’autant que Pierre de Régnier n’eut jamais l’ambition d’ébaucher une œuvre, quoiqu’il ait commis deux romans à la fin des années 1920, qui lui valurent un certain succès. En conséquence, l’hebdomadaire Gringoire lui proposa une chronique qu’il tint de 1930 à 1939 et dont ce livre propose une anthologie. L’exercice, à la fois adapté au mode de vie de l’auteur et à son talent, nous laisse ainsi cette œuvre : une rareté merveilleuse et fascinante, qui fait revivre sous nous yeux, avec une sensibilité experte, le Paris mondain des années 1930, exsudant encore l’extraordinaire parfum des années folles tout en patinant peu à peu dans la crise.
Si Régnier se fait, à l’attention du lecteur, spéléologue de ce monde superficiel, étourdi de fastes divers et de cocktails, tout en illustrant ses papiers d’excellents croquis de sa plume (mais signés « Tigre », son surnom), il en est quant à lui un connaisseur des plus familiers, vu que sa vie se résume à peu près à la nuit (« Noctambule de profession, de naissance et de fatalité » : ainsi se définit-il.) Enthousiaste et mélancolique, il porte un regard amusé et désabusé sur cette faune et cette jungle dont les luxuriances renvoient notre époque à une terrifiante platitude. S’il décrit les nouveaux lieux à la mode, qui peuvent être un club intégralement argenté et réfléchissant ou un cabaret à Montmartre nommé « Le Montmartre qui reproduit, à la manière d’une poupée russe, le quartier où il est sis mais dans une atmosphère 1900, Pierre de Régnier déroule aussi un bestiaire fantastique où se succèdent une jeune poule et un chauffeur de taxi, un original aux habitudes absurdes et un acteur aux manières pareillement improbables.
Mais on assiste aussi à la première des Lumières de la ville de Chaplin, au triomphe de Mistinguett, aux débuts d’Edith Piaf, au règne de Joséphine Baker. On passe d’un bal masqué à l’envergure romaine dans le jardin d’un couple célèbre au fameux « bal de la mi-carême », où Paris se remplit de grandes folles. Quand, à rebours de ses mœurs, Régnier erre en plein jour, il nous emmène à Luna Park, aux champs de course, au patinage, dans le parcours d’un golf souterrain ou à Roland Garros, où se joue la finale de la Coupe Davis. Surtout, quel que soit le sujet, il confectionne de vrais morceaux littéraires, d’un humour piquant, d’une fantaisie remarquable, et qui plongent soudainement, entre deux délires, dans une adorable mélancolie.
C’est tout le raffinement de la génération littéraire précédente saccagé dans une liesse aux accents jazz, à la fois baroque, nonchalante, je-m’en-foutiste, et fondamentalement inquiète. Dionysos s’essouffle, étrangement lucide, entre deux charniers. À défaut d’être un vrai vivant, Pierre de Régnier est un « viveur », qui succombera à ses excès. Il ne s’applique pas : il débride, inventif, ses petites pièces, quitte à ne pas traiter le sujet, quitte à insérer des vers de mirliton au milieu du texte ; quitte, parfois, à laisser échapper quelques purs moments de grâce, toujours l’air de rien. Comme quand il évoque une mélodie berçant sa perpétuelle soûlographie : « Les airs, d’ailleurs, comme les parfums, sont plus mélancoliquement agréables à respirer un peu vieux ; ce sont des sortes de souvenirs abstraits, qui, plus que les choses ou les objets, marquent un instant précis qu’on avait oublié ; surtout quand les airs sont chantés dans une certaine ambiance par une voix grave et pure comme celle de Diana, avec le minimum de gestes et le cabotinage juste nécessaire pour faire pleurer les femmes qui ont un peu bu. » Cessons là. La chose est déjà trop dévoilée.