Chro_Tu as dit quelque part : « J’ai une fascination pour le corps et le langage du corps. J’aime la danse. Je me sens plus à l’aise à filmer un corps en mouvement qu’à filmer un texte. Essayant d’être heureux dans l’instant présent grâce à la caméra, je me retrouve souvent dans des situations où TU TE TAIS ET TU BOUGES, et voilà c’est ça. »
HPG_ :Ouais.
C’est une définition assez parfaite du burlesque, et ta filmographie consiste en effet, de plus en plus, en une réinvention très originale du genre. Ce qui ne signifie pas que tes films soient à proprement parler « comiques »…
Disons que j’essaie de travailler dans une certaine forme de sincérité en me désinhibant. J’aime bien me fouler aux pieds, passer pour un con, et voir ce que ça provoque. Investir beaucoup d’énergie dans un cercle. Quand j’étais petit, on avait fait un « cercle de folie ». L’idée, c’est qu’une fois que tu rentrais dans le cercle, on pouvait tout se dire. Alors on se disait pas mal de choses, mais dès qu’on sortait du cercle symbolique, on s’en mettait plein sur la gueule. Au cinéma, tu rentres dans un cercle de lumière sans qu’il y ait forcément de conséquence dans ta vie privée parce qu’il y a une dramaturgie et une théâtralisation : donc je m’amuse avec ces codes et ce terrain de petits-bourgeois pour prendre des risques. J’essaie de me perdre, pour voir ce que ça engendre. Enfin, me perdre… T’es quand même entouré de techniciens, et puis tu as une serviette au cas où tu prendrais un seau d’eau sur la tête, il n’y a pas beaucoup de dangers.
Quel genre de « risques » prends-tu, alors ?
En général j’écris les textes de tout le monde, mais je sais jamais le mien, ce qui déroute les autres. Mais ça fabrique de la spontanéité. Je demande aux autres de m’aider à me sortir de la scène dans laquelle je suis. Je pars sans calcul. Dans le porno j’essaie de faire du business, et dans le traditionnel de perdre l’argent que j’ai gagné. Quand tu dis « burlesque », c’est quoi ? Buster Keaton ? Moi j’ai surtout une grande capacité à avoir l’air con rapidement, et surtout nu, et à me rendre pitoyable. Donc j’en deviens burlesque, mais mon truc c’est d’essayer d’être dans la sincérité sans calcul, dans une dimension infantile. Les défauts qui apparaissent et que tu ne maîtrises pas, ça devient touchant, et drôle… Donc c’est peut-être burlesque, oui. En tout cas tragi-comique.
L’image du cercle est assez éclairante. Dans tes films, il y a souvent un cercle de personnages qui sont dans leur monde, ne communiquent pas vraiment avec les autres. Ça va des acteurs étrangers dans Il n’y a pas de rapport sexuel (réalisé par Raphaël Siboni), aux étudiants comédiens dans On ne devrait pas exister, jusqu’aux singes dans les Mouvements du bassin. Ça produit toujours des ratés…
J’adore le ratage. Il y a plus de beauté à se rater devant une caméra qu’a chercher à se magnifier. Je pense au film de Catherine Breillat, là – bon, j’ai vu que le début… Elle s’est faîte rouler par un brigand, ok, mais je commence à regarder le film, et elle est sans faute alors que le brigand les a toutes. C’est une plaidoirie, ce n’est plus un film. C’est un truc pour se mettre sur un piédestal. Il n’y a qu’une voix accusatrice, la sienne, et pas celle de la défense. J’espère ne pas faire de films pareils, celui-là n’a aucune noblesse. Remarque, la noblesse, je m’en fous, mais pour moi il n’y a aucune satisfaction à faire un film qui défende sa propre cause.
Les premiers mots des Mouvements du bassin, c’est Cantona qui les écrivait avec sa bite. Comment penses-tu ce genre de rabattement du langage sur le corps, qui est constant dans tes films ?
Malheureusement, je n’ai pas de bonne réponse à te donner, car j’évite de penser quand je fais un film. Bon, il faut beaucoup penser, on ne pense peut-être jamais trop, mais il faut faire attention à ne pas trop cérébraliser une scène, parce que tu risques d’en retirer les ressorts. Ce que j’aime, ce sont les illogismes comportementaux, ou dans le dialogue… Et si tu réfléchis trop, ça revient à les censurer, à gommer les aspérités. Or moi, je ne filme que les aspérités. Ou les coulisses. Sur un tournage, j’aime bien tout mettre à plat et lancer des idées, faire des tentatives, qui souvent ne sont pas gardées parce que quand tu improvises, tu sors d’un chemin narratif et tu risques de perdre le spectateur…
Tu mets tout de même en place des dispositifs assez précis pour attraper ça…
Le seul dispositif que je mets en place, c’est moi, avec mes idées et mon corps. Et j’essaie de provoquer des situations. Je suis pas non plus Kubrick. Les textes ne viennent pas mot à mot, l’émotion prédomine sur le mot juste.
Sur tes tournages porno, on se demande à quoi te sert la caméra témoin d’où viennent les rushes utilisés pour Il n’y a pas de rapport sexuel… A priori, ces plans-là sont inutilisables pour les films X eux-mêmes…
Ça sert à faire un film comme Il n’y a pas de rapport sexuel. Et aussi à faire du faux direct que je pourrai vendre à des pays étrangers. Je pense à faire une série « Dans les coulisses du X ». Les coulisses sont aussi intéressantes que la scène elle-même, voire plus.
Quand tu captes des choses incongrues, as-tu le sentiment de le faire de manière bienveillante ?
Bienveillante, heu… Faut être bienveillant, mais les gens bienveillants font en général des films mièvres. Ils ne tournent qu’avec leurs potes, et ils sont plus drôle en promo que dans le film. Le milieu du cinéma est bienveillant par nature, puisqu’on n’arrête pas de se remettre des prix. Faut pas non plus être bienveillant avec tout le monde, surtout pas. Les acteurs, en général, c’est des petits mecs égocentriques qui feraient mieux de faire le ménage sur le plateau avant de travailler, comme moi. Ça les mettrait en condition. Ils arrivent, tout est prêt. Donc la bienveillance…avec modération.
Néanmoins, ces moments incongrus, tu vas les chercher, tu as tout de même une vraie méthode pour amener à ça…
Quand je tournais avec les orangs-outans des Mouvements du bassin, c’étaient les meilleurs acteurs du film, parce qu’ils sont toujours sincères, natures, ils font ce qu’ils veulent. Il y a donc un dispositif animalier pour filmer ces grosses bêtes, qu’il est bon d’appliquer à certains comédiens. Et notamment à moi. Moi, plutôt que d’être dirigé, je préfère qu’on me décrive un périmètre et qu’on me laisse évoluer dedans. Je suis plus à l’aise là-dedans, comme un animal. Je ne suis pas vraiment acteur. Laisser vivre, c’est ce que je fais avec les autres: capter ce qu’ils ont à me donner. J’essaie de prendre les gens pour ce qu’ils sont plutôt que pour ce qu’ils ne sont pas. Si j’ai besoin d’un âne, je préfère bosser avec un âne plutôt qu’avec un mec qui va faire semblant d’être un âne. D’une manière générale, je sais ce que je fais quand je tourne, mais je n’intellectualise pas beaucoup. Je réunis beaucoup d’énergie dans une même scène, et le reproche qu’on me fait à juste titre, c’est que parfois ça part en vrille et qu’on ne sait pas où je veux aller, parce que j’ai mis trois-quatre fous dans la même pièce. Après, il y en a peut-être qui, comme moi, aiment bien Motörhead et l’alcool, et qui vont être heureux dans ce bordel ambiant, qui vacille, qui est un peu gras, brutal, insouciant et incohérent. Il n’y a pas de ligne directrice fondamentale. J’aime me perdre et laisser le soin aux autres de récupérer le film, de trouver ça touchant ou affligeant.
Moi j’ai surtout une grande capacité à avoir l’air con rapidement, et surtout nu, et à me rendre pitoyable
Pour en revenir à ce moteur burlesque qui traverse ton cinéma, il y a, plus précisément, un motif qui tourne autour de quelque chose de très mécanique, et qu’on pourrait résumer comme ça : la fonction détermine toujours l’action. Par exemple, dans Les mouvements du bassin : ton personnage rejoint la pute dans la caravane avec un faux motif, mais sa braguette est déjà ouverte. C’est comme si la braguette décidait pour lui. Dans Fils de, la fonction, ce serait la paternité, avec laquelle il faut essayer de tout faire coïncider…
Alors ça, tu sais, la braguette ouverte, comme je suis pas Kubrick et que ça m’arrive souvent dans la vie, si ça se trouve c’est même pas voulu. Ça, c’est la réalité qui s’immisce dans la fiction : j’ai souvent la braguette ouverte. Après, ton analyse t’appartient, et elle me semble juste, on peut sûrement y penser de cette manière-là, mais moi je ne me sens pas capable d’expliquer mes films à ce point-là. Parce qu’il n’y a pas de calcul dans ce que je fais. Parfois j’écris bourré, je rêve que je suis grand alors que je suis tout petit, et le lendemain je suis déçu. Mais c’est instinctif. Ce que j’aime, c’est l’écriture mais j’essaie d’éviter la réflexion sur ce qu’on devrait faire ou non. J’essaie de m’en libérer pour être dans l’instant présent. C’est de là que vient la joie, et pas d’une réflexion profonde. Mais garde mes non-réponses. Le fait que je n’arrive pas à te répondre, c’est ça qui est intéressant, parce que là je rejoins peut-être le personnage de mes films.
Toujours dans Les mouvements du bassin, quand ton personnage dit au personnage de Cantona et à sa femme : « Quand je vous vois, je vois du bonheur, de la cohésion », qu’est-ce que tu entends par là ?
Quand tu les vois les deux, c’est tout sauf cohérent, c’est une pute et son mac. C’est là où la tragi-comédie intervient, et je ne vois pas plus loin. Le mec, on a envie de lui dire « surtout ne vois pas de cohésion là-dedans, tu devrais plutôt avoir peur et t’enfuir ». Mais il a tellement peu de repères, il a tellement envie de la moindre caresse, qu’il prend n’importe laquelle et trouve ça bien. En l’occurrence celle de ce couple où le mec est pas brillant… Enfin, c’est une ordure brillante. Faut pas prendre exemple sur lui. Mes personnages ont leur propre logique. Si tu écris sur un mec qui voit le vert noir et le noir vert, c’est sa logique, et ça va être tellement fort que c’est toi qui va douter de ton sens des couleurs.
Chacun de tes personnages est donc condamné à être ce qu’il est, à creuser son propre sillon ?
Ils creusent leur sillon et ne savent pas où ils vont. Le sillon, il n’est pas fait, il est devant eux et c’est vierge, donc ils se cherchent aussi. Il les conduit peut-être dans l’erreur mais il n’est pas forcément tracé : c’est ce que j’aime décrire. Si le type est à ce point dans son sillon qu’il en devient prévisible, il n’y a plus de film.
Dans Fils de, il y a cette scène superbe avec Christophe : on est au milieu de la nuit, ton personnage est incapable de rentrer chez lui parce que son rôle de père de famille l’angoisse, et alors il se met à mimer ce qu’il devrait pouvoir faire – bercer ses enfants, s’occuper d’eux… À la fin Christophe conclut : « Voilà, ils sont habillés maintenant, tu peux te casser ». On dirait que tes personnages ont toujours besoin de mimer , voire de singer ce qu’ils devraient être, pour le faire advenir…
Non, au contraire… Mes personnages font ce qu’ils peuvent dans la vie. Ils sont mis sous tension par la personne que j’interprète et y réagissent. Je suis dérouté par ton histoire de sillon. C’est quoi ta question ? Mes personnages ne sont pas tous dans le même corps. Dans Fils de, il y a mes deux enfants et ma femme, chacun est animé par sa propre envie, ils ne sont pas monolithiques. L’action vient de la rencontre de ces différences. De toute façon, c’est un film de questionnement. Le mec a le bras en avant et essaie de provoquer des réactions, de demander à d’autres ce qu’est la paternité. Après, il en tient compte ou pas.
J’aime me perdre et laisser le soin aux autres de récupérer le film, de trouver ça touchant ou affligeant.
C’est aussi un film sur le film lui-même, qui tente de se faire. On te voit en conflit avec la production et l’équipe. Une fois que tu te retrouves seul avec la caméra, tu dis que c’est « pour voir jusqu’où pousser l’humiliation »…
L’humiliation, c’est parce que je m’enferme dans une pièce avec Izia Higelin sans savoir quoi lui dire, alors que je l’ai sollicitée depuis des mois pour tourner dans mon film. C’est donc un grand moment de solitude, parce que je ne sais pas du tout où je veux aller. Mais capter ce moment de solitude, c’est ce que je voulais faire de la scène.
Quand ta femme te dit: « Arrête de jouer, t’es à la maison. Là, c’est comme si t’étais acteur, mais tu joues mal », on retrouve cette impression, constante chez toi, d’une mécanique qui tourne pour elle-même…
Le propre d’un dingue, c’est de pas voir qu’il est dingue, ça doit être ça chez moi. Je ne sais pas quoi te dire, je suis dérouté par tes questions – mais ça ne me dérange pas. Étant donné que je fais les choses avec sincérité, j’imagine qu’elles te touchent dans un domaine qui t’est personnel. Je me pose beaucoup de questions, mais pas celles-là, pas celles que tu me poses au sujet de mes films. Par exemple, mes enfants je les aime, je les analyse pas. Bon en même temps, leur fonctionnement est assez simple, pour l’instant.
Ce fonctionnement mécanique, buté, on le retrouve justement jusque dans les scènes avec tes enfants. Par exemple quand ton fils dis son premier mot, qui est « non », et à partir de là c’est « non » en boucle…
Ça c’est juste que quand un petit découvre un mot, il le répète en boucle. Il va te faire « non » si tu lui propose un gâteau, parce qu’il n’a pas encore compris ce que ça veut dire. Puis il dira « oui » à pleins de choses, alors que ça veux dire « non ».
C’est de ça que je te parle : l’idée d’un fonctionnement en boucle.
Putain je te comprends pas ! (rires). Où est-ce que tu veux en venir ? Je suis pas facile à interviewer, peut-être.
Je vais tenter autre chose : tu trouves grâce aux enfants, ou encore aux singes comme tu le disais toute à l’heure, parce qu’ils fonctionnent strictement sur leur propre mode, sans se soucier de représentation. Mais quand ton personnage, dans Les mouvements du bassin, se fait virer du zoo parce qu’il « déprime les animaux » , ça veut dire quoi « déprimer les animaux » ? C’est ce que je suis en train de faire ?
Déprimer les animaux, c’est les regarder avec autant d’ennui que lui semble en avoir en te regardant. Une espèce de mimétisme qui fait qu’il se détourne du regard. Tu le fais même pas marrer, tu lui donnes pas à manger, et voilà. Dans les bêtes, on voit ce qu’on ressent nous. Mais dans le film, c’est le gardien en chef qui pense que le personnage déprimait les animaux, ce n’est pas la pensée de l’animal. On va voir les animaux parce qu’on s’ennuie nous-même, et on leur prête des sentiments qu’ils ont pas. C’est son attitude qui fait dire qu’il déprime les animaux: il faut être motivé face à un lion qui depuis quatre heures n’a pas levé un oeil pour te regarder.
Voilà, c’est parfait, ça.
Non mais là t’es content parce que tu as une réponse qui va dans le sens que tu voulais.
C’est juste que j’ai une idée générale du fonctionnement de tes films, et j’avais envie qu’on en parle.
Oui, et une idée précise et très travaillée, et je t’en remercie. Il vaudrait mieux qu’on s’interviewe un samedi quand je suis bourré, là je crois qu’on s’entendrait mieux. Je ne sais plus quoi te répondre. Mes réponses vont être pauvres, tristes et mécaniques, tu m’as vidé. En plus j’ai pas bu, je vais me casser la gueule de ma chaise.
Bon alors une dernière question : est-ce que tu as toi-même le sentiment que Fils de continue à explorer les mêmes questions que tes précédents films ?
Ça parle de paternité, donc c’est encore autre chose. Après, comme le dit Eric (Cantona) on fait toujours les mêmes films, et ça vaut pour moi. J’ai une thématique qui m’inspire et qui m’obsède, et comme je suis limité je n’évolue que dans cette thématique – ou disons dans ce mode narratif. Beaucoup de gens racontent toujours la même histoire de façon différente, et c’est pas plus mal.
Disons que moi, faire une fiction avec de la grosse comédie j’en serais incapable. J’aimerais bien, ça va venir. Là je fais un autre film qui ne parle plus du monde du porno, qui parle d’autre chose, mais c’est un sujet proche de moi.
Dans Fils de quand tu dis « j’ai toujours été comme je suis, mais là ça fonctionne pas », c’est vraiment l’expression de cette espèce de fonctionnement tautologique dont j’essayais de te parler. D’ailleurs la conclusion, heureuse, du film, y fait penser aussi : « On sera heureux parce que rien ne va changer »…
Tu vois, t’es comme moi, t’es monomaniaque ! (Rires). Bon, on va pas en revenir à un truc que je veux pas comprendre, sinon tu vas me faire chier. Cette conclusion, c’est une proposition pour être heureux, peut-être pas la meilleure mais on fait ce qu’on peut dans la vie. C’est-à-dire que quand on sort avec toi pour tes défauts et qu’après on te les reproche… « On est quand même sorti avec toi parce que t’as essayé des fois », c’est Johnny Hallyday qui dit ça. Des gens viennent me voir parce que j’ai certains gros défauts et que ça les fait marrer, mais dès que les gens me fréquentent six mois, ils en ont marre.
Et ça te fait marrer ?
Ouais, ça me fait marrer. Au cinéma, quoi. Ce qui me fait marrer, c’est quand le mec fait des films de timbré, et qu’on lui demande de se comporter normalement en interview. Je parle pas de moi là, hein.