Tout au long de la vingtaine d’heures que dure The Evil Within, notre protagoniste ne cesse de chuter à travers le vide, tête à l’envers, happé par un espace en mutation qui défie les lois de la gravité. Visiblement influencé par Inception, Shinji Mikami file ce motif de l’homme qui tombe pour figurer des effets de rimes formelles au cœur d’un processus de rêve, dont la logique répond aux lois freudiennes de déplacement et de condensation. Cet homme qui tombe est un aventurier de la conscience, un corps projeté dans des mondes-songes qui se constituent de façon arbitraire. Ainsi, l’intérieur d’une rame de métro en suspension se prolonge en un couloir d’hôpital, une porte de manoir la nuit s’ouvre sur un champ de tournesols sous un soleil de sang, des cryptes antiques mènent à un laboratoire moderne, les époques se superposent, etc. Nous parcourons le jeu en passant du coq à l’âne, comme si nous courions sur un disque rayé sautant sans cesse d’une piste à l’autre. À mi-chemin entre le Cronenberg d’Existenz et le Resnais de Je t’aime, je t’aime, le Mikami de The Evil Within nous raccorde à une machine à voyager de l’intérieur et nous entraîne dans une recomposition aléatoire de fantasmes, de souvenirs et de cauchemars entremêlés. Mais qui est en train de les imaginer ? Là est toute la question.
En agençant sa prison mentale, Mikami s’amuse à recompiler la mémoire du survival horror et de ses propres légendes, proposant ainsi un impressionnant mash up entre jeu vidéo et cinéma de genre (du Carpenter de L’Antre de la folie au film de kaiju, en passant par Akira) qui cherche à résonner avec les souvenirs du joueur. Car c’est au fond le joueur – davantage que le héros Sebastian Castellanos, son antagoniste manipulateur Ruvik ou même le créateur Mikami – qui est en train de rêver. Toute section de The Evil Within évoque une œuvre antérieure et des réflexes (parfois quasi-pavloviens) qui y sont associés. Un corps de monstre gisant, des allumettes : il faut y mettre le feu avant qu’il ne se relève… Un bruit de chainsaw : courir ! Nous percevons l’air distant du Clair de lune de Debussy, qui évoque autant la Sonate au clair de lune de Beethoven jouée dans Resident Evil que la musique apaisante des salles de repos de ce dernier, et nous savons que nous sommes tout près d’un havre de paix où nous pourrons sauvegarder… Confiné dans un sentiment de menace permanente – par l’instabilité du décor, l’hostilité de l’environnement, jusqu’au cadre écrasant du cinémascope – le joueur est renvoyé à une logique animale de survie qui le force à puiser dans une expérience antérieure au jeu lui-même.
Lorsque Mikami affirme vouloir revenir aux origines du genre, il faut le prendre au pied de la lettre : bien qu’il s’inspire passablement de The Last of Us, il est évident que The Evil Within reprend le flambeau là où Resident Evil 4 l’avait laissé, quitte à refuser presque dix ans d’évolutions (« vision de l’assassin » pour traquer les ennemis, souplesse de la prise en main, régénérescence automatique, etc.). Il faut accepter de revenir à cette époque pour entreprendre l’effort que nous impose The Evil Within dès les premières heures. Le jeu est construit à l’envers : très peu dirigistes, les premiers chapitres sont les plus ouverts. Puis l’architecture se fait entonnoir et nous propulse dans l’aventure. Le joueur doit apprendre lui-même à apprivoiser le jeu ou heurter un mur et rester prisonnier du cauchemar.
Ni rétro ni désespéré, le geste rageur de Mikami est sans doute inédit à cette échelle de production-là. Certes, l’auteur de Resident Evil signe son comeback, mais en tant que créateur décomplexé, qui n’a plus rien à prouver, et l’on ne sent pas l’envie chez lui de rallumer la mèche, encore moins de révolutionner le genre. Si The Evil Within est proprement sidérant, ce n’est pas tant parce qu’il arrive à reproduire les sensations du genre que parce qu’il en est une forme de testament, beaucoup plus qu’un hommage. Nous sommes invités à l’enterrement du survival horror tel que l’avait imaginé le maître, convoqués à arpenter une reconfiguration mentale du manoir de Resident Evil (dans le fabuleux chapitre 9), renouer avec quelques lointains cousins (l’infirmière de Silent Hill, le Pyramid Head pratiquement reproduit à l’identique) et lutter contre le plaisir perdu de la crispation (affrontements jusqu’à la dernière balle, pénibilité des déplacements en situation tendue, etc.).
Ce projet délicat, jamais loin du ratage tant il joue sur la répulsion du joueur, est transcendé par la finesse de la mise en scène, notamment les effets d’éclairage et les nuances chromatiques. Le caractère organique du décor, la lente dissolution des environnements et la recomposition du monde par des objets familiers sont au cœur du sujet : nous sommes dans un rêve. Ainsi, le coffre-fort où le jeune savant fou cachait ses documents se retrouvera plus tard sur la tête d’un ennemi sadique, entre autres exemples. Chaque motif, chaque texture, est démultiplié à l’infini, reconfiguré et distordu au cours du jeu. Ainsi, The Evil Within finit par créer l’impression d’un monde vivant qui se situerait après le temps, après l’histoire, comme des bribes rassemblés par le travail d’un cerveau infusé de survival-horror. D’une certaine manière, le jeu rappelle l’ultime épisode de la série Berlin Alexanderplatz où Fassbinder, après avoir fini d’adapter fidèlement le roman de Döblin, s’autorisait un dernier épisode pour tout éclater, mélanger les personnages, les lieux et la continuité dans un grand mixeur halluciné, en somme créer de la rêverie pure à partir d’une fiction. Comme le héros de The Evil Within, nous poussons le portail du manoir en rêvant à Resident Evil et remarquons, fascinés : « Je connais cet endroit, mais je n’y suis jamais venu. »