Chez beaucoup de grands cinéastes américains contemporains (Coppola, Spielberg), la famille est le lieu du déchirement : brisée ou étouffante, il n’y a pas d’autre choix que de la fuir. Et pourtant, impossible de lui échapper complètement. Parce qu’en même temps qu’une cellule en crise, la famille est immanquablement le lieu du réconfort, un monstre à l’agonie au chevet duquel on trouve l’apaisement. C’est tout le contraire dans le cinéma orphelin de Gregg Araki, cinéma à la fois euphorique et sombre, unilatéralement emporté par une énergie adolescente à laquelle le réalisateur a consacré une trilogie culte (Teenage Apocalypse Trilogy) ainsi qu’une oraison funèbre bouleversante (Mysterious Skin). Chez lui, en effet, il faut sans retenue couper les ponts, fuir à grandes enjambées le monde des adultes, cet aquarium décati peuplé de parents dysfonctionnels et de prédateurs séduisants. C’est parfois étriqué mais souvent très beau — d’autant qu’avec Kaboom, le Californien exorcisait de fond en comble le nihilisme charbonneux de son cinéma pour l’ouvrir à un grand feu de joie eschatologique. À cinquante ans bien entamés, White Bird lui permet d’élargir encore un peu plus son spectre, en faisant sourdre sous un classique coming of age movie un déchirant mélo familial.
Il n’y a peut-être pas qu’un détail à ce que cette adaptation d’un roman de Laura Kasischke partage exactement le même plan d’ouverture que Lost in Translation. Soit : une paire de fesses bombée et généreuse, délicatement étendue sur le côté. Car comme son titre original l’indique (White Bird in a Blizzard), quelqu’un — ou quelque chose — est bien perdu dans le film, lost in a blizzard. Et comme dans le film de Sofia Coppola, deux âges en transition vont se tenir le miroir : d’un côté, une adolescente en état de grâce ; de l’autre, une mère en perdition. C’est d’ailleurs cette mère égarée qui, en somnambule, est venue s’endormir sur le lit de sa fille — laquelle, au moment de la trouver là, ne manque pas de s’étonner : que fait-elle dans sa chambre ? On ne saura pas. Il n’en demeure pas moins que, au réveil, c’est tout le cauchemar de l’american way of life qui semble de nouveau accabler cette femme au foyer. On l’observe ainsi se rendre en automate dans la cuisine pour préparer le repas, sous les traits d’une Eva Green idéale en Hitchcock’s woman fatiguée — corps plantureux mais figé, dissimulé sous un excès de maquillage et une collection de robes épaisses.
Dans White Bird, on ne met donc pas très longtemps à comprendre qu’au sein de cette tranquille Amérique pavillonnaire des eighties, le foyer s’est définitivement transformé en cauchemar. Tout s’y avère une perpétuelle source d’angoisse, jusqu’à dériver en visions d’horreur : l’eau de l’évier est si froide qu’on en perd ses mains ; un congélateur débranché fait tourner la viande, au point de dégager une odeur de cadavre. Aussi, difficile d’expliquer l’étrange disparition de cette mère qui, dès l’ouverture, va s’effacer du récit : fuite ? Kidnapping ? Meurtre ? Reste que cette mère volatilisée, on ne la retrouvera plus qu’enfermée dans la psyché de sa fille, au gré d’une temporalité élastique permettant au film d’émietter ses souvenirs comme des peaux mortes. Jamais plus à l’aise que lorsqu’il s’agit de mêler rêve et réalité, Araki tire idéalement parti de ce storytelling vaporeux et moiré, tout entier déterminé par cette subtile asymétrie de points de vue : en superposant deux trajectoires contraires (une affirmation, un effacement), White Bird fait circuler ensemble le chaud et le froid, la menace et l’inquiétude, la joie et le spleen. Nulle enquête, la disparition n’aiguillonne pas l’intrigue, mais agit simplement en surimpression, comme une rumeur de tempête — celle, de neige, que la petite Kat délire chaque nuit, dans un cauchemar où sa mère semble attendre d’être rejointe.
On sait que tout le cinéma d’Araki pourrait se réduire à cette question : à quoi rêvent les adolescents ? Un mystère au coeur duquel se trame souvent un avertissement, une annonce de danger (fin du monde dans Kaboom, viol dans Mysterious Skin, suicide dans Nowhere). Ici, pourtant, impossible de savoir jusqu’au bout qui pourrait s’avérer une menace pour la petite Kat : le souvenir de cette mère qui, avant de disparaître, la vampirisait (jalousant sa jeunesse, séduisant son boyfriend) et qu’elle n’arrive ni à pleurer ni à regretter ? Ou la présence de ce père fantomatique, sorte d’ombre massive dont la vie l’indiffère de plus en plus ? Si c’est impossible, c’est qu’Araki mène son intrigue en trompe- l’œil avec beaucoup de bienveillance, et qu’il prend soin de ne jamais trop charger la barque. Réconcilié avec son univers pop et expressionniste, il retrouve la sobriété acide de Mysterious Skin, tout en élargissant une palette d’empathie lui permettant enfin de dompter les mouvements sentimentaux de tous ses personnages.
Mais si le film arrive à maintenir un voile d’opacité jusqu’à un finale proprement renversant, c’est que malgré la tragédie crapoteuse qui s’agglomère sous ses pieds, malgré les soupçons et les secrets qui partout autour d’elle se propagent, rien qui ne semble pouvoir brider l’irrésistible ascension individuelle de Kat, rien qui n’empêche cette fleur cernée par la peine et le mensonge de rayonner — sexuellement (avec un beau flic viril), socialement (avec un duo de weird kids irrésistible), intellectuellement (avec une admission à Berkeley). De bout en bout, le film trouve ainsi un équilibre surprenant, tout en parenthèses et désamorçages, loin de la course à la frénésie de la Teenage Apocalypse Trilogy. Remuant en profondeur et cotonneux en surface, le récit remonte le fil de son enquête comme on remonterait tranquillement un fleuve. Et en même temps qu’il révèle le délitement d’une famille sous la pression de sa propre hypocrisie, White Bird raconte comment un petit oiseau s’en libère, échappe à cet étau qui, imperceptiblement, était en train de le prendre au piège. Car à quoi rêvait Kat, en définitive ? Simplement à devenir une femme — c’est-à-dire une orpheline, enfin.