Comme son personnage, la nouvelle bande dessinée de Simon Roussin semble ne pas avoir d’âge. Son récit réactive le principe du strip et les couleurs utilisées reposent sur une gamme limitée au vert et au rouge, rappelant celle des vieux illustrés. Le livre possède ainsi le cachet d’une autre époque, mais sans pour autant verser dans la nostalgie passéiste ou le pur exercice de style. On sait que les précédentes expériences graphiques du dessinateur étaient toujours en prise avec le sujet abordé (le feutre de Robin Hood et de Lemon Jefferson offrait au récit d’aventures l’éclairage de sa plus belle naïveté enfantine, tandis que le noir et blanc d’Heartbreak Valley lorgnait vers l’expressionnisme du classicisme hollywoodien). Barthélémy l’enfant sans âge ne fait pas exception.
Roussin raconte l’histoire d’un homme qui ne peut pas mourir – ou plutôt qui, chaque fois qu’il meurt, renaît aussitôt sous la forme d’un enfant. Au début de la bande dessinée, Barthélémy est un vieillard agonisant sur son lit de mort, veillé par son fidèle majordome. À peine a-t-il exhalé son dernier soupir qu’un nuage de fumée envahit la pièce, ne se dissipant que pour révéler la présence d’un enfant en lieu et place du vieil homme, qui s’écrie mécontent : « À chaque fois, c’est la même chose ! » Il n’en faut pas davantage pour que Toussaint, le domestique, s’évanouisse. Les premières pages du récit sont conditionnées par cette chute, et chaque bande se termine sur une pirouette comique née du décalage entre l’apparence du jeune garçon et sa trop grande maturité – notamment dans le cadre de l’école qu’il se voit obligé de fréquenter. Mais rapidement la logique du gag se fait beaucoup moins précise, laissant place à une certaine gravité teintée de mélancolie. Le livre se conclura d’ailleurs sur une chute infiniment plus dramatique que celle du début. Le récit développe alors une progression plus linéaire, cependant diluée par la forme du strip, qui semble en interrompre artificiellement la continuité. Et de grandes et belles cases pleine page ponctuent la narration, comme pour en briser le rythme. En cela l’auteur inscrit sa bande dessinée dans une forme de modernité qui s’affranchit totalement des limites entre les genres, ne laissant jamais son lecteur s’installer dans une routine, mais cherchant au contraire à se jouer des codes et des stéréotypes. L’intemporalité de la forme s’avère ainsi totalement cohérente avec le destin du personnage. Le privatif du titre offre aussi le programme possible du livre, car tout semble s’y réaliser à travers l’absence ou le paradoxe. Barthélémy est un enfant sans naïveté ni candeur ; c’est un très vieil homme sans la décrépitude physique ; il ne peut mourir sans revivre ; son histoire fait rire sans être drôle ; sa tragédie semble être vécue sans larmes ; le livre entretient un rapport au passé sans nostalgie ; sa modernité se déploie sans en avoir l’air… Le but de Roussin semble être de contrarier toute tentative de cerner les contours de son récit. Le choix de la Ligne claire se justifie alors par la trompeuse limpidité du trait, qui dissimule en réalité des ambiguïtés plus brumeuses.
De cette façon, l’auteur atteint une singulière poésie – et même une grande beauté qui s’insinue entre les interstices de ce récit tout en décalages. La conscience du personnage, accablée par le poids des siècles et par la fatalité qui l’empêche d’en finir avec la vie, est ramenée au point de vue de l’enfance, dont le regard neuf illumine ces sombres considérations. Barthélémy peut être rapproché d’Ahasvérus, le Juif Errant, et de la vision qu’en donne Kierkegaard : pour le philosophe, ce qui définit le désespoir, c’est de « ne pas pouvoir mourir ». Il ajoute que « la désespérance, c’est le manque du dernier espoir, le manque de la mort ». Mais il explique que cet accablement doit se résoudre avec la foi dans le possible, qui fait que la pensée de la mort doit nous aider à vivre. La dimension initiatique du récit de Roussin prend là toute sa mesure, car c’est en cherchant un moyen de mourir que Barthélémy trouve un sens à sa vie. L’horreur de son existence et de l’expérience emmagasinée s’effondre avec la rencontre de Constance (dont le prénom, comme celui de Toussaint, est lourd de sens), petite fille qui lui procure des sentiments qu’il n’a jamais connus auparavant. L’amour qui commence à naître au fil des strips est l’une des plus belles romances qu’il ait été donné de lire ces derniers temps. Cruelle et charmante, elle possède les saveurs rondes et amères des amours enfantines. La fin – magnifique à tous points de vue – apporte sa pierre aux multiples références littéraires et artistiques se rapportant au Kilimandjaro, la montagne étincelante aux neiges éternelles. En refermant le livre de Simon Roussin, on sera tenté d’imiter le narrateur de la nouvelle d’Hemingway qui emprunte son titre à la montagne, et de murmurer dans un ravissement : « Et alors il comprit que c’était là qu’il allait ».