On a souvent qualifié la méthode singulière de Cavalier de « journal filmé ». C’est réduire, bêtement, à l’anecdote et à la chronique ce qui revient en fait chez lui à une voie quasi monacale de recherche, quasiment un sacerdoce – dont Thérèse posait l’éthique, ou le fondement religieux. Point de départ de cette retraite vidéo, Ce répondeur ne prend pas de message avait ouvert la voie : celle d’une écriture qui se découvre à même l’enregistrement, sans projet établi, au gré de ce qui advient et que recueille le geste du cinéaste. Pour autant, ce rite n’empêche pas Cavalier de sonder les stations éparses de sa mythologie personnelle (depuis la maladie du Filmeur au deuil d’Irène, en passant par le contrepoint goguenard de Pater), en même temps qu’il lui autorise une inspection continuelle de sa foi, à l’épreuve du récit.
La mélancolie cavalière a peut-être trouvé son expression la plus étonnante et brutale dans Lieux saints, moyen métrage tourné intégralement dans les toilettes de lieux divers.Tandis que le cinéaste en goguette y égrainait joyeusement souvenirs et remarques scatologiques, les fosses se succédaient jusqu’à celles de son village natal, le jour de l’enterrement de sa mère. La congruence terrible du filmage et du film éclatait alors : « Je commence un panoramique pour découvrir, en fin de ce mouvement d’appareil, une image qui m’a violemment frappé pour plusieurs raisons, dont la première est que j’ai conservé un texte que j’ai pris dans un livre d’une femme qui raconte le rêve atroce d’un rat qui lui entrait dans le cul et la mangeait intérieurement. Et voilà que je le découvre au fond des toilettes de ma mère ». Puis, plus loin : « Je suis à Vendôme, ma ville natale. Je fais toutes les toilettes. Je cherche quelque chose que je ne vois pas : mon enfance. Cette pissoire-là m’aurait passionnée. Aujourd’hui ça me laisse un peu indifférent. Comme si l’existence de ma mère donnait de la valeur à la vie, et aux preuves de vie. En même temps, je suis tranquille de ne plus avoir à m’occuper de cette réalité magnifique, que j’ai aimée, que j’ai cherchée. Les outils pour la travailler ont évolué, et m’ont aidé à bien observer, à bien rendre compte, à bien être. On va aller ailleurs. Je ne sais où. Vers la lumière. »
Ce bien être, que l’on devine rare, Cavalier le désigne comme « mini-dépression de bonheur » dans le synopsis du Paradis,expliquant qu’il attend sereinement la dernière. L’évidente humeur testamentaire du film , autant que le ravissement suggéré par le titre, sont mis en jeu dès le prologue. Arrivé à la campagne, en famille, Cavalier découvre le cadavre d’un paon, qui va redessiner la forêt alentour en sanctuaire : celui du film, conçu comme la récapitulation de toute l’oeuvre et des mythes qui l’ont jalonné – « Sa tombe est là au milieu de ces arbres gracieux, au milieu de l’image ». Un sarcophage saugrenu de clous peints en or scelle le corps de l’oiseau à la souche sur laquelle il a échoué. Mais voilà: de retour en hiver, Cavalier constate que les arbres ont été coupés, et que le point de repère est perdu sous la neige : stupéfaction tragi-comique du cinéaste croquemort, soudain dépossédé de son objet de recueillement, de son motif. Ce talisman mélancolique pose le seuil préalable au parcours du paradis, il faudra donc revenir, retrouver le tombeau, le recouvrir de neige « pour qu’on ne le voit pas » et débusquer l’histoire qui s’y trame, le deuil de toute chose.
« C’est là ! C’est toujours là-bas de toute façon », s’exclame-t-il à bout de zoom devant de lointains massifs ensoleillés. Ce « là-bas » situe l’horizon fantasmatique depuis lequel défileront tous les mythes, autour de la ligne de l’Odyssée, soit le retour interminable, manqué indéfiniment (comme dans Lieux saints la maison de retraite du lys, « pas de ce cher Ulysse, mais du lys de la fleur de lys »). Cavalier filme alors la maison de campagne comme réserve dernière, où réunir objets, souvenirs, animaux divers. En même temps, bien sûr, que les habitants de la maison – sa compagne et monteuse Françoise Widhoff (préservée hors champ), un jeune homme dont on ne sait s’il est un fils ou un neveu, deux jeunes filles (probablement amie et petite amie du précédent), filmés avec une attention aimante et inquiète, et occupés à de menues activités pastorales auxquelles il raccorde les grandes légendes, se gardant pour lui celle d’une Odyssée funèbre et pacifiée. Parallèlement, de manière surprenante, Cavalier dispose, en plans très composés qui sont autant de petits théâtres saugrenus, de petits jouets rudimentaires auxquels il fait jouer des scènes comme un gamin fiévreux délire les histoires apprises. Dans le mouvement de cette réduction archaïque, se trouvent pris ensemble Calypso, Athéna (« envoyée pour délivrer ce crétin. Il se cache, il pense qu’on ne le voit pas… »), Job et sa femme défunte, Abraham, le fils prodigue…
Derrière ces figures antédiluviennes sur lesquelles se fixent les angoisses, on devine aussi la récapitulation de son cinéma, et au passage une parfaite petite histoire du récit. Si bien que l’on se met vite à repérer par soi-même, dans le foutoir banal de la maison et du jardin, les indices d’une légende, intime et collective, ramassée par le talent de conteur hors pair de Cavalier. Au bénéfice du sacerdoce maladif, mélancolique et excrémentiel du cinéaste orphelin, Le paradis fait jaillir une forme de sublime qui, paradoxalement, est aussi sa relative limite. Le sentiment offert au spectateur de s’accorder avec une émotion rare à tout ce que filme le cinéaste, arbres, mains, animaux, fait espérer que le film s’achève, comme en apesanteur, sur tel ou tel plan en apparence parfait. Mais Cavalier s’accroche (et on le comprend, bien sûr) à ses dernières images, ne les laisse pas partir, prolonge le film. Le « tout est bien » final, bien que court, semble ainsi arriver trop tard, alors que le point de grâce est déjà passé, de quelques minutes peut-être. C’est qu’il aura fallu à Cavalier, dans la mise en place d’un ultime plan au miroir, s’assurer qu’il habite dorénavant au sein de ses images.