Un synthétiseur épique, façon voix de synthèse, rythmé par un kick de dance 1990’s. Un riff funk évoquant davantage Modjo que Nile Rodgers. Une voix féminine annonçant en danois que notre vie sera changée pour toujours. Le mugissement d’une corne de brume, arrachée des mains d’un supporter de l’OM. Pas de doute, la première minute d’Art Official Age – en toute modestie – marque le grand retour du Prince over the top, celui qui tire son génie d’une absence totale d’autocensure, pour le meilleur comme pour le pire.
Voilà exactement le genre d’incongruité que l’on n’attendait plus de la part de Sa Majesté. Quand bien même il inspire une forme de dégoût, ce medley eurodance qui ouvre l’album suscite malgré tout ce frissonnement d’excitation que l’on n’avait plus ressenti depuis prêt de deux décennies. Art Official Age célèbre le retour en grâce d’un artiste complet, la renaissance d’un musicien baroque, voire rococo, qui détonne tant dans un business où le mauvais goût s’érige en étendard postmoderne, depuis la charte graphique du récent Bangerz de Miley Cyrus jusqu’à la house en plastoc du dernier Caribou. Oui : ça fait du bien d’entendre un disque dont les scories ne sont pas le fruit d’un calcul.
Prince ne fait décidément plus partie de ce business-là. Il vit en autarcie dans son studio de Paisley Park, à Minneapolis, sa ville natale, depuis 1987. Il a certes été vice président de Warner Music, mais pour un mandat catastrophique, litigieux, presque uniquement constitué de différends artistiques et commerciaux, qui l’a conduit à développer tous les moyens possibles pour contourner la grosse machine des majors : utilisation novatrice du web, distribution de ses albums à l’entrée de ses concerts ou par l’intermédiaire de la presse (20ten était offert avec l’édition du Courrier International du 8 juillet 2010, en France).
Musicalement, cette autarcie s’est néanmoins soldée par un certain appauvrissement. C’est le prix du fameux « produced, arranged, composed and performed by Prince »: à vouloir tout faire lui-même (jusqu’à dessiner ses propres vêtements), à ne plus s’inspirer que de lui-même, Prince a fini par tourner en rond, en cercles de plus en plus étroits, jusqu’à se faire supplanter par une nouvelle garde R&B qui revendique pourtant son héritage – Pharell et Frank Ocean en tête. On n’y croyait plus, et pourtant : quand l’autisme artistique redevient fécond, le résultat dépasse toute espérance.
Il en va ainsi d’Art Official Age, le premier album de Prince véritablement digne de ses prouesses passées, de celles qu’on croyait reléguées à une vie antérieure. Il y a une raison à cela : Prince est désormais scindé en deux entités distinctes. Au lieu de laisser libre cours à ses velléités pop-rock (son talon d’Achille) au sein même d’un album de funk – à l’image de Musicology – il réapparaît avec l’idée d’une double sortie : Art Official Age assure la partie soul, funk et R&B tandis que Plectrumelectrum, publié le même jour et co-signé avec son nouveau groupe de filles 3rdEyeGirl, réunit les dernières compositions de rock black du Minneapolitain – une bouillie hendrixienne peu inspirée, toute en riffs balourds et en solos pompiers. Très dispensable.
Outre son ouverture tapageuse, Art Official Age recèle de son côté de véritables bijoux: ritournelles soul bien groovy (« U Know », « Breakfast Can Wait »), petites perles R&B (« Time ») et ballades moites (« Breakdown »). Quant à « The Gold Standard », il renoue avec les vieilles lunes princières : cette sauterie P-funk est un classique instantané qui s’inscrit dans la lignée d’« Irresistible Bitch » (The B-Sides, 1993) ou de « Sexy Dancer » (Dirty Mind, 1980). Mais le Titan miniature ne se contente pas d’exploiter son propre filon. À l’écoute d’Art Official Age, il semble avoir allumé la radio pour la première fois depuis vingt ans, bien décidé à en découdre avec les gimmicks florissant dans les productions actuelles (autotune en veux-tu en voilà, cassures rythmiques, claps a gogo). Art Official Age sonne comme un bain de jouvence, loin de la production has been de 3121 ou de 20ten. Avec le titre « U Know », il parvient même à battre la nouvelle garde R&B sur son propre terrain : production aérée, beat puissant, arrangements insolites, flow cool as ice – comme si le Nain Pourpre avait à la fois profité d’une leçon d’humilité et d’un regain d’orgueil face à une nouvelle génération prête à reprendre le flambeau, menaçant de l’éclipser pour de bon. Non, Prince ne s’est pas évanoui, tel un Fantômas à cape mauve, dans les coulisses du Grand Palais – et oui, il en a encore sous la pédale. Pharell, Frank, Kanye et autre Miguel n’ont qu’à bien se tenir, la taloche du Maître a encore frappé.