Creusant d’emblée sa veine hitchcockienne, le nouveau film de David Fincher s’ouvre sur l’image d’une chevelure blonde qui en convoque une autre, plus ancienne, comme si à travers cette mémoire cinéphilique, s’inoculait le délicieux poison d’un même fétichisme. Ainsi ce plan inaugural sur la nuque d’une jeune femme rappelle aussi bien la cascade de cheveux cendrés de Tippi Hedren dans Marnie, qu’il reprend une scène précise du film d’Hitchcock, dans laquelle l’héroïne regardait avec effroi sa mère coiffer une petite fille qu’elle n’était pas, ou plus.
Si l’influence du maître anglais n’a rien de nouveau chez Fincher (Millenium retravaillait déjà certains des motifs de Marnie à travers son personnage de Lisbeth Salander), elle n’avait jamais donné lieu, jusqu’ici, à la reprise aussi nette d’un plan. Et c’est cette image précisément, qu’interroge d’emblée la voix de Nick, le mari de la jeune femme en question : quels sentiments et quelles idées animent Amy sous la surface de son crâne ? À cette question trouble (et à son corollaire : faudra-t-il lui fendre la tête pour faire couler le jus de ses pensées ?), le film apportera sa réponse deux heures et demie plus tard, en revenant sur ce même plan, mais légèrement amendé.
Entre temps, le cinéaste aura d’abord livré un pur spectacle du samedi soir, condensant à une vitesse toujours plus saisissante les rebondissements narratifs du roman de Gillian Flynn dont le film est tiré. Gone Girl commence avec la disparition d’Amy et les traces d’une lutte faisant craindre le pire. Nick, le mari, ne sait rien, ne comprend rien, ne voit rien. Il faut dire qu’il a les traits patauds de Ben Affleck, dont le jeu habituellement terne et gauche trouve intelligemment son plus juste emploi : c’est que Nick, comme Ben, est un exécrable comédien. Incapable de se glisser convenablement dans la peau d’un mari éploré, souriant à contre-temps, tirant la tronche sous l’œil prédateur d’une Amérique assoiffée de héros et de faits divers, cet époux trop paisible ne tarde pas à faire figure de coupable idéal pour le grand barnum télévisuel. Il faut dire aussi que les indices s’accumulent contre lui tout au long d’une première partie développée comme un classique whodunit. Classique, mais tout de même légèrement perverti par le compte-rendu du journal intime d’Amy, dont la lecture hante l’enquête au fil d’un montage parallèle haletant. Si la jeune femme a bel et bien disparu, son fantôme perpétue sa présence au cœur du film, avec un tel entêtement qu’il le fait dévier de ses rails. C’est alors que Gone Girl change brutalement de direction, et s’avance vers une satire aussi drôle que glaçante des mass media et de la conjugalité. À la fin, le spectateur pourra donc applaudir à cette parfaite comédie de remariage, pour peu que l’on entende par mariage les noces d’Hitchcock et de Lang.
Nul doute que le cinéaste a trouvé ici la recette d’un succès après lequel il court régulièrement, recette d’un thriller malin et moderne lesté de considérations morales et culturelles redoutablement pessimistes, avec ce ton de folie rationnalisée qui fait sa signature. Son habituelle efficacité de storyteller y fait feu de tout bois, entraînant le spectateur vers un manège enchanteur de twists narratifs où se déconstruisent une à une toutes les vérités préalablement établies.
Mais cette efficacité-ci, aussi maligne soit-elle, n’empêche pas Gone Girl de rassembler des motifs plus profonds, en répondant à son énigme initiale. C’est que, délesté de la séquence de générique qui ouvre habituellement les films de Fincher, Gone Girl assigne à son premier plan (et à sa reprise finale, donc), la tâche de livrer la clé d’interprétation. Autrement dit : la question de la disparition d’Amy se noue moins autour de son corps que de son intériorité. Cette intériorité, évaporée dans une nébuleuse de signes contradictoires et réversibles, constitue précisément ce que Nick s’emploie à retrouver. Il lui faut pour cela s’inventer pour lui-même une image, un cliché susceptible de soutenir le regard inquisiteur et vorace du public accroché par le fait divers. Gone Girl fournit d’ailleurs, incidemment, une formidable mise en forme des thèses d’Erving Goffman sur les codifications sociales. Et en cela, il est bien fincherien : existentiel plutôt que politique, travaillé au moins autant par sa mise en scène qu’il est orienté par son récit.
Pour mener à bien ce récit, le film finit donc par cartographier discrètement les étapes d’un apprentissage. Sous ses rutilances de thriller, il observe un homme s’efforcer de reprendre le contrôle de son image pour pouvoir pénétrer celle de la femme qu’il a aimée, au moment même où elle se défait. Cette dimension du pouvoir par l’efficacité constituait à la fois la grâce et les tourments de Zuckerberg et Lisbeth Salander dans les deux précédents films. Elle s’insinue dans les moments les plus anodins de Gone Girl, tapie entre ses pics narratifs. Par exemple dans cette scène où Nick se prépare à enregistrer une émission d’infotainment sur les faits divers, alors que son avocat lui jette des bonbons au visage à chaque mauvaise réponse. À la première qu’il maîtrise enfin, il gobe prestement une des sucreries que lui a lancées sa sœur : Nick est devenu ce singe savant autosatisfait, le même qui faisait de Zuckerberg un agile lanceur de bouteilles de bières. D’une scène à l’autre, l’adresse physique est toujours le signe d’une autre dextérité, plus abstraite, permettant de manipuler les signes. Reste une différence entre les deux personnages : si la puissance de Zuckerberg l’isolait, celle nouvelle de Nick lui fait passer d’une femme à l’autre.
C’est que Gone Girl est aussi un film sur l’étrange dépendance aux femmes d’un type ordinaire, un film dont la misogynie apparente recèle une idée simple : les femmes sont des spectatrices exigeantes. La voracité de leur passion est directement indexée sur leurs regards, convoquant les hommes sur des scènes de théâtre où ils doivent jouer le rôle de leur vie. Et c’est bien ce regard dont le film enregistre aussi bien la fabrication que l’apprivoisement, regard démultiplié et mis en abyme par l’oeil des media. A la fin, le film pourra alors revenir sur l’image initiale et en révéler le sens : le dedans était juste un autre dehors. Chez Fincher, l’intériorité finit toujours par affleurer sur les visages, perçant à travers la nature duelle du regard : à la fois organe de captation et site des projections émotionnelles. Ne reste alors plus qu’à être à sa hauteur.