Dans la calèche qui le conduit cahotant à travers le Londres des années 1890, Sherlock Holmes lit Crime et Châtiment de Fiodor Dostoïevski. Un changement de point de vue nous fait basculer dans son dos, révélant que l’ouvrage est une fausse couverture qui recèle en fait le carnet d’enquête qu’Holmes et le joueur consultent au fil de leurs aventures partagées. Pour le détective légendaire, maître du faux-semblant, l’air oisif est trompeur : pas question de suspendre son investigation une seule seconde pour céder aux distractions d’un livre. Pour le joueur, pas question de relâcher son attention ni le principe d’immersion qui l’invite à cogiter à chaque instant, à ressasser les choses vues ou entendues, à déduire par association. Car ces séquences en calèche sont en réalité les écrans de chargement qui nous font patienter d’un lieu à l’autre. À ceci près qu’il y est permis de continuer à consulter ses notes, relire les transcriptions des dialogues passés et – étape ultime – établir des connexions logiques entre les indices pour former ses propres conclusions. Surtout, ne jamais perdre le fil.
Des idées de design de cette trempe, Crimes and Punishments en compte par dizaines et semble, à chaque fois, faire mouche, happant ainsi le joueur dans des enquêtes resserrées au rythme impeccable (au nombre total de six). Il faut dire que Frogwares travaille depuis treize ans une même matière, rencontre attendue entre l’univers (retranscrit avec soin et fidélité) de Conan Doyle et le classicisme du jeu d’investigation, d’une certaine manière le genre le plus vieux du monde. Aidé par l’Unreal Engine 3, le studio tient enfin les moyens d’afficher des environnements et des personnages travaillés, et d’affiner le souci du détail au centre d’un gameplay axé sur l’observation. Ce pari du passage à la qualité supérieure est réussi – non pas parce qu’il nous satisfait techniquement (les problèmes d’affichage restent nombreux, le faible budget se voit constamment à l’image), mais parce qu’il repose sur des choix judicieux d’une modestie aussi rare que bienvenue.
Ainsi, Frogwares a décidé de privilégier la variété sur la densité. Pas d’open world ici, mais des environnements très restreints, du fameux 221B Baker Street aux salles d’interrogation de Scotland Yard, des maisons bourgeoises qui empestent la naphtaline aux rades interlopes des bas-fonds. C’est toute la fin de l’ère victorienne qui est ici représentée en tableaux miniatures, avec force ambiances sonores, et ce que le jeu perd en vastitude, il le gagne en évocation. Dans leur grande diversité, les enquêtes forment un portrait collectif de Londres : on passe d’une intrigue domestique à une aventure menant à une découverte archéologique stupéfiante, avant de repartir dans une ruelle sombre à angles droits sous un clair de lune, de visiter un cirque, une fumerie d’opium déguisée en secte écolo, de piéger une maison abandonnée contre un gang de truands, ou encore de mettre à jour les rivalités dans l’équipe scientifique des jardins botaniques de Kew. Sherlock se paie même le luxe de passer un épisode entier à la campagne à la recherche d’un train fantôme. Inutile de dire que l’organisation géographique de ces environnements est, à chaque fois, primordiale pour raisonner puis résoudre les crimes : il faut arpenter l’espace, mettre en perspective les indices et l’agencement des lieux. Loin d’être cosmétique, comme ce pouvait parfois être le cas dans L.A. Noire, la reconstitution poussée des décors sert une gameplay du territoire.
L’exploration reste toutefois limitée par une progression linéaire jalonnée d’indices bien mis en évidence. On avance à coups de dialogues, de mini-jeux (plutôt simples) et d’inspections d’objets. Rien ne vient entraver la continuité de l’intrigue, car Crimes and Punishments est moins une aventure à puzzles qu’un ping-pong narratif entre le héros et le joueur.
Au fond, il y a deux jeux en parallèle : le premier est quasiment un film interactif où le joueur active le déroulement de l’enquête. Il est aidé en cela par l’aptitude surhumaine de Holmes à déceler les indices, et d’une certaine manière participe à une « simulation de Sherlock Holmes » (de la même façon que la série Arkham est une simulation de Batman). Le second jeu se déploie dans la tête du joueur une fois ce travail préliminaire effectué : il faut recouper les informations, déterminer la conclusion et apporter un jugement moral. S’appuyant sur un tableau de déductions fort bien construit, le joueur établit des connexions et choisit sa vérité – indépendamment du personnage de Holmes. Cet exercice est bien plus délicat. Une fois toutes les pièces en mains, on prend 20 minutes à réorganiser les pistes, à hésiter avant se lancer en nommant un suspect, avec le risque de se tromper (sans que cela ne soit sanctionné ou même signifié, le jeu étant diabolique dans sa façon de laisser planer le doute sur nos décisions). Par cet aller-retour permanent entre les talents du détective et l’intelligence du joueur (qui relègue un peu le pauvre Dr. Watson au second plan), Crimes and Punishments permet à la fois de raconter des histoires élaborées et de nous y impliquer avec la plus grande des libertés.
Et Dostoïevski dans tout ça ? Conformément à la conception holmesienne de la moralité qui fait du détective un juge tout puissant face à ses suspects, le joueur doit décider s’il livre les accusés à la police ou s’il leur permet de s’en tirer. Le dilemme moral qui s’ensuit a assez peu d’impact sur la succession des intrigues (nos choix altèrent seulement notre « réputation », un artifice quelque peu obscur) mais se déploie davantage dans l’esprit du joueur qui perçoit l’ensemble des épisodes comme un tout relatif. D’aucuns contesteront cette absence de conséquences réelles, tout comme ils regretteront que les enquêtes ne s’organisent pas vraiment en un « bigger picture » au terme de l’aventure. Mais ce serait refuser de voir, derrière une apparente pauvreté structurelle, la grande richesse d’une mécanique qui laisse le joueur libre de ses interprétations et seul face à ses doutes. À l’heure où les jeux (en particulier narratifs) sont surchargés d’implications psychologiques, de voyants clignotant à chaque décision morale, de personnages surécrits, l’absence de didactisme ici est salutaire. Le jeu possède quelque chose de foncièrement littéraire, qui nous laisse libre d’imaginer ce qui n’est pas dit, de juger les personnages et leurs actions selon nos propres valeurs, et surtout de se faire du héros une image toute personnelle. Sur un canevas très classique, Crimes and Punishments propose ainsi une conception extrêmement aboutie du jeu d’enquête, d’une justesse de design sans doute inédite pour le genre.