On avait passionnément aimé Lose, le premier livre du Canadien Michael DeForge publié par la maison suisses Atrabile, et il est étonnant de retrouver un auteur que l’on admire dans un second livre où tout paraît identique, où le dessin, les thèmes (le corps, l’animalité, les métamorphoses), et le ton absurde et grotesque demeurent, mais où les enjeux sont complètement différents. Où la démarche, pour le dire vite, n’est plus la même, et témoigne d’un déplacement difficile à situer. D’emblée, par un retour à l’inspiration psychédélique de l’imaginaire, doublé d’une rigueur absolue des thématiques, il semblait revivifier presque à lui seul (peut-être avec Chad VanGaalen, lorsqu’il illustre ses propres pochettes de disque) le comics underground en passe de sédimentation. Cette virtuosité admirable se retrouve dans En toute simplicité, version française du recueil Very Casual paru en 2013 chez Koyama Press, mais elle semble reprise en mode mineur, presque dévitalisée. Entre les premières planches de 2009 réunies dans Lose et celles de l’année dernière présentées ici, DeForge a opéré « approfondi » ses préoccupations, faisant preuve d’une conversion pour le moins bizarre, là où auparavant se posait encore la question du choix entre la norme et la déviance, la santé et la maladie. Que s’est-il passé entretemps ? En allant un peu vite, on pourrait dire que DeForge s’est mis à faire ronronner les règles de son propre imaginaire, se contentant de répéter et d’accentuer ce qui marchait à ses débuts. Mais ce serait justement aller trop vite, tant ce tournant implique encore des conséquences esthétiques profondes. Tant il semble que l’on ne pourra jamais réduire les œuvres de DeForge au tout-venant de la BD underground.
Dans Lose, Michael DeForge nous montrait des individus pris entre deux nécessités inconciliables et cruelles en elles-mêmes. D’un côté les normes sociales étaient violentes, et l’on craignait toujours que les personnages ne parviennent pas à s’y conformer. D’un autre côté, la nature était monstrueuse, et n’offrait pas le refuge d’une harmonie consolante. Comme il était inenvisageable de dominer les normes sociales, comme en d’autres termes la réussite apparaissait dans toute sa vanité, il ne restait d’autre option que la métamorphose : changer son propre corps, puisque c’est là le seul objet sur lequel nous ayons vraiment prise. L’imaginaire de l’auteur était donc entièrement ancré dans le corps et dans sa plasticité : l’enjeu principal était de savoir jusqu’où on peut le transformer. Il mettait ainsi à l’épreuve la santé de ce corps : quelles sont les variations qu’il peut accepter sans tomber dans la maladie et le pathologique ? Une belle idée, qui impose de repenser la normalité, de l’élargir à des formes de vie qui, a priori, paraissent bizarres et maladives. L’auteur se plaçait exactement au point d’irruption de l’étrange dans le normal, au moment où le monstrueux apparaît dans le quotidien et lui impose violemment de l’accepter.
Il n’est plus question de cette violence dans En toute simplicité : le bizarre et l’étrange sont d’emblée acceptés. DeForge se place résolument du côté de la monstruosité, dans une logique de croisement qui devient souveraine. Les personnages n’ont plus à choisir entre une normalité étriquée et la violence des variations corporelles : tout se transforme sans cesse sous leurs yeux, et ils n’ont d’autre option que de l’accepter et de s’y conformer. Dans certaines histoires, les monstres sont partout, et les héros les contemplent passivement. Même le fameux « Cerf tacheur », cet animal hybride entre la limace et le mammifère, n’est plus le symbole d’une déviation inquiétante : tout se passe au contraire comme s’il était une espèce courante et commune, qu’il convient de décrire avec les moyens de la biologie la plus savante. Ainsi l’imaginaire s’autonomise, et ce faisant crée les règles de sa propre normalité. Alors qu’auparavant il était ce qui, dans son déchaînement le plus chaotique, faisait exploser toutes les règles et toutes les normes, il se trouve à présent ordonné et classé selon une logique qui lui est propre, celle d’un cycle des métamorphoses qui pourrait fonctionner seul, et à l’infini. Finalement, l’imaginaire n’est plus une objection au réel : on peut le décrire et l’expliquer comme la science décrit et explique la nature.
Le déplacement paraît infime, mais il est très profond. En s’installant dans le bizarre, DeForge déplace son imaginaire depuis une logique de la violence et de la lutte vers une logique de la règle et de l’harmonie. Il passe, pour le dire vite, de la logique de Lautréamont dans les Chants de Maldoror, où l’irruption de la transformation ne se referme jamais sur un cycle naturel, à celle de la sculptrice Janine Janet, qui assemblait des éléments naturels composites (écorces, coraux, etc.) pour former des mannequins que certaines marques de luxe mettaient en vitrine. Se compose ainsi une harmonie de l’étrange qui, parce qu’elle a ses propres règles, devient un jeu que l’on maîtrise et que, comme les sculptures de Janet, on peut mettre à distance, en vitrine. Nous pensons que ce geste de maîtrise est, somme toute, un peu réducteur : l’imaginaire y perd sa violence, il n’a plus les moyens de remettre en cause la normalité. Au contraire, celle-ci finit par lui imposer ses propres règles. Tout se passe comme si la maladie n’avait plus la capacité de bousculer et d’interroger la santé, comme si elle se trouvait immédiatement circonscrite et maîtrisée. Le corps n’est finalement plus un enjeu singulier : il est une nature en transformation qui réconcilie à la fois le réel et l’imaginaire. Ce pourrait être une guérison, mais elle se fait au prix d’une maîtrise de l’imaginaire qui le naturalise et, encore une fois, lui ôte toute capacité de mise en question.
L’auteur ne se contente jamais des codes du comics underground dans ce qu’il a de plus banal : il ne tombe jamais dans la facilité du dévoilement de passions intimes, il ne verse jamais dans le retournement facile des normes. Il suit un programme esthétique ambitieux, celui de l’interrogation des normes et du corps. Mais dans En toute simplicité, en allant au bout de son projet, il atteint une fermeture, un point indépassable : celui où l’imaginaire n’est plus une douleur mais une nature, un monde en soi, et où le corps n’est plus une lutte mais un cycle en perpétuelle métamorphose. Certes, le vertige des interrogations est perdu en cours de route, mais la réalisation hyper rigoureuse de son programme esthétique lui permet en retour de suivre toutes les métamorphoses imaginaires. Et là, le spectacle vaut qu’on s’y attarde.