Le premier intérêt de ce Saint Laurent, c’est d’avoir à la fois tout et rien à voir avec son jumeau académique sorti plus tôt cette année. Chez l’un comme chez l’autre, on retrouve peu ou prou le même défilé de lieux et de personnages, les mêmes démons intérieurs et les mêmes relations ambigües. Aussi, à jeu équivalent, il est d’autant plus stupéfiant de constater les divergences d’ambition. Sautant à pieds joints dans le biopic rétrospectif, Jalil Lespert abattait ses cartes une à une, remplissant bêtement le parcours fléché de son personnage avec des dates et des événements, prisonnier d’une trajectoire qui n’avait pourtant rien pour surprendre (un génie précoce, drogué, tourmenté) ni pour émouvoir (un aristocrate égocentrique, élevé dans du coton et mort plus riche que Crésus). Poussiéreux, édifiant, presque touristique, le film ne se dérangeait pas non plus pour filtrer l’existence d’Yves Saint Laurent à travers l’omniscience un peu louche de Pierre Bergé : le génie de l’artiste y était tenu à bout de bras par la générosité pragmatique de l’imprésario, montré comme un chef d’orchestre appliqué à diriger la symphonie d’un autre.
Tout en enfilant les mêmes perles, Bonello la joue évidemment plus retors, préfère les sinuosités à la ligne droite — et au film-frise, le film-labyrinthe. Retournant comme un gant cette idée commune qui voudrait que comprendre la vie de quelqu’un, ce soit en faire tomber les masques, le cinéaste multiplie les effets de reflet et de surimpression. La vie chez lui est davantage une surface savonneuse, un entrelacement de motifs sortant sans cesse les uns des autres. Rien, dans le parcours de son personnage, qui ne semble devoir relever de bons ou de mauvais choix, de coups de génie ou d’erreurs de jeunesse. Mais un destin qui, ayant tout obtenu très tôt (le talent, l’amour, le succès), est condamné à tourbillonner en fractales, comme dans cette salle de bain aux murs de laquelle Saint Laurent voudrait multiplier les miroirs, afin que la lumière s’y diffracte à l’infini.
Malgré ses réserves sur le genre, on imagine bien ce qui a pu convaincre Bertrand Bonello, au moment d’accepter la réalisation d’un biopic sur l’icône de la mode : de la volupté de l’étoffe à celle de la nuit, du vertige de la drogue à celui de la décadence, tout semble pouvoir faire écho à son univers. L’occasion pour lui, trois ans après L’Apollonide, de transformer encore le monde en grand boudoir méandreux et feutré, peuplé d’errants magnifiques et de mauvais présages. Autrement dit, de trouver là un nouveau labyrinthe capitonné où satisfaire son goût de l’arabesque plastique et narrative. Mais aussi de courir une fois de plus le risque — jamais complètement évité — d’égarer son spectateur en pure perte, et de laisser parler trop une inclination pas toujours très humble pour les empires sur le déclin, ces grandes idées qu’on regarde complaisamment se consumer comme une tige d’encens.
À l’équilibre entre lumière et zones d’ombres, Bonello préfère ainsi la persistance d’une obsession, filant à toute allure dans les couloirs du temps. Aucune logique consécutive donc, mais un agrégat de souvenirs embrouillés, d’humeurs et de sensations raccordées hasardeusement par des dates, si bien que la mise en scène articule des séquences qui paraissent moins avoir été écrites que recueillies, comme un sédiment au fond d’un fleuve. On est loin de la charge événementielle et explicative du biopic, et Bonello semble d’autant moins intéressé par l’explication du mythe qu’on sent bien qu’il s’enivre d’avance de la possibilité de s’ajuster à lui. Film d’icônes, Saint Laurent est surtout un film de vampires, une grande forme sophistiquée, spectrale et élitiste.
Film de vampires, parce que il ne s’agit au fond que de transfert d’énergie : le cinéaste et le couturier se tiennent respectivement le miroir, s’offrent à l’autre en caisse de résonance. De même que peu à peu, au fil de ce récit en spirale, le créateur deviendra créature, et l’homme se fera vampiriser par sa marque (sinon par celui qui la dirige, Pierre Bergé). Lors du défilé de 1976, qui l’inscrira au panthéon de son art, tout s’exécute ainsi en son nom mais sans lui, que l’on voit errer dans les coulisses, à la fois ivre et dépossédé, triste mascotte pour qui la rue s’est transformée en podium à son image. « Je ne peux plus me voir » dit, dans un ultime aveu de fatigue, celui que la presse annonce un temps décédé et qu’on retrouvera pourtant bien vivant à la fin.
À ce titre, il n’est pas innocent que le récit débute par une interview vérité, confessée au bord du désespoir par Saint Laurent — laquelle interview, on l’apprendra plus loin, sera censurée par un Pierre Bergé qui ne se gênera pas plus pour écrire en son nom sa lettre d’adieu à la mode. Car au fond, le film, sous constante perfusion proustienne, ne raconte rien d’autre que l’histoire d’un Faust qui s’est laissé construire un palais à son nom, mais ne peut éviter que celui-ci devienne sa prison, puis son tombeau, à la façon du Xanadu de Citizen Kane ou du salon Louis XVI de 2001. La même stupéfaction, du reste, prend le spectateur lors du raccord entre Saint Laurent jeune et vieux, que lors du vieillissement instantané de l’astronaute de Kubrick. De Proust à Kubrick en passant par Faust, se dessine le terreau culturel high-class sur lequel ne peut s’empêcher de champignonner ce cinéma volontiers séducteur et maniéré, qui n’en est pas moins le seul en France, disons-le, à pouvoir prétendre à ces hauteurs.