Dans les rues du bourg desséché, dans les profondeurs de la base rongée par les spores, les Rangers avancent avec précaution. Pas à pas, ils explorent le moindre recoin, forcent les coffres, fouillent les placards à la recherche de quelques balles, d’un bout de métal tordu à revendre, d’un document griffonné avec du sang. L’Arizona de Wasteland 2 est un monde de ruines que l’on explore avec prudence et méticulosité. L’as du fusil à pompe sort ses outils pour désamorcer très lentement la bombe reliée à la porte. Puis c’est au tour de la snipeuse de jouer doucement de son passepartout afin de forcer la serrure récalcitrante. Quelques mètres plus loin, on remet ça.
Le temps passe mollement sous le soleil et la poussière, tandis que slide une guitare élégiaque.
Le jeu essaye bien de faire croire que le temps n’est pas entièrement suspendu. On nous demande, dès la première heure, de choisir entre deux urgences. On nous bombarde de messages radios alarmistes quant à l’évolution de la situation. Ou bien on nous force à réagir au plus pressé pour sauver un gamin en train de se noyer. Mais ces situations demeurent exceptionnelles, et dans le désert pétrifié de cagnard et de radiations, le soleil ne cesse jamais de brûler à son zénith.
Lorsque vient le moment de combattre, on ne se précipite pas pour autant. Wasteland 2 est l’antidote du RPG agité, cinématique, celui qui lorgne vers le shooter. Le tour par tour y est une école de patience, presque une technique de relaxation. On élimine ses adversaires avec méthode, sans trop se fouler si l’on a opté pour la difficulté standard. On se cache derrière un muret, et l’on arrose l’un après l’autre les bandits suicidaires, les chacals efflanqués et les mouches géantes qui se précipitent vers nous. Parfois un adversaire plus malin adoptera une posture défensive, et il faudra le déloger. Parfois un coup critique malvenu nous mettra dans une situation un rien périlleuse. Mais le joueur minutieux sortira vainqueur sans encombre. Les combats ne sont pas là pour nous mettre à mal, ils contribuent à ralentir le rythme, à nous engluer, à nous scotcher devant l’écran. Des heures et des heures durant.
Car Wasteland 2 est un jeu énorme, dilaté, un peu mou. Un RPG en déambulateur, qui nous raconte d’une voix traînante d’interminables histoires d’autrefois. Dans la base des rangers, le vieux conservateur trop bavard tient absolument à nous faire visiter le petit musée consacré à l’histoire de l’organisation. Il nous décrit chaque breloque, chaque relique dérisoire de son bric à brac. Une manière pour Brian Fargo et son équipe de nous replonger dans le passé de la franchise, et surtout dans la mémoire du RPG pré-Fallout. Wasteland 2, avec ses kyrielles d’easter egg est un jeu muséographique, qui sent forcément un peu le renfermé. Un jeu qui radote souvent, avec ses dialogues trop longs ; qui s’effondre sous le poids des mots, avec ses répliques qui virent incessamment au soliloque.
Des paragraphes entiers que l’on passe sans trop de scrupule émergent tout de même quelques fragments d’histoire, acérés et tragiques. Le monde de Wasteland n’a pas l’acidité pop et ironique de son successeur Fallout. Le désert est marron, les néons de Reno ou de Vegas sont bien loin, et la déconstruction satirique de notre société de consommation n’est pas au programme. L’Arizona est revenu à l’époque des pionniers, sa dramaturgie repose sur la simple survie, sa topographie se limite à des espaces fonctionnels : des fermes battues par les vents nocifs, des stations d’épuration empuanties, des gares de triage aux rails brisés. Wasteland 2 est un western mélancolique, à l’hyper-violence endeuillée. Le jeu est parsemé de cimetières, de crève-la-faim, de destins brisés, d’existences médiocres. Dès l’abord, la longue marche des Rangers paraît vaine : quand bien même ils parviendraient à faire le bien, le monde semble plongé dans une telle entropie que rien ne peut échapper à l’effritement, à la lente érosion qui réduit progressivement en poudre le désert et ses habitants.
C’est peut-être du paradoxe entre ce désenchantement de l’univers et la perpétuelle sensation de maîtrise propre au CRPG que naît la fascination qu’exerce sur nous Wasteland 2. Le monde est foutu, mais nos rangers sont en ordre de marche, ils ont conquis, domestiqué toute la carte, ils ont maîtrisé toutes les compétences. Ils ont retiré de l’expérience même de leurs plus cuisantes déconvenues. Le jeu nous raconte là, sans doute inconsciemment, quelque chose de l’échec du genre qu’il cherche à faire revivre. Comme si les développeurs s’étaient rendu compte à quel point l’optimisme fondamental du principe d’accumulation (d’expérience, de loot…) se trouve en porte-à-faux avec le réel que le CRPG prétendait évoquer. L’évasion dans un univers aux règles rassurantes, où la camaraderie et les gros fusils permettent de presque tout régler n’est qu’un piètre échappatoire face à la catastrophe imminente. Une fuite dans la fiction, aussi confortable que dérisoire. Wasteland 2 expose en permanence ce désarroi, et les Rangers, à la fois perpétuellement actifs et frappés d’impuissance congénitale – ils arrivent presque toujours en retard, et la majorité des problèmes que doit régler le joueur provient de leur inaction passée – sont une figure symbolique du contrôle que réclame le joueur de jeu de rôles, et qui paralyse le genre en le limitant à ressasser des quêtes héroïques auquel plus personne ne croit vraiment. Alors le jeu nous laisse être obsédés par la meilleure façon de construire nos justiciers de pixels, il ne nous cache pas que tous nos efforts sont vains : à la fin, la poussière va gagner.
Malgré sa lenteur rafraîchissante à une époque où le jeu vidéo veut toujours aller plus vite, Wasteland 2 n’égale pas les classiques qui l’ont inspiré : il est trop hors du temps, trop nostalgique et fidèle à son passé pour devenir un jeu fondateur. Brian Fargo et son équipe offrent pourtant au genre qui a fait leur gloire passée un bel enterrement, l’équivalent vidéoludique des westerns crépusculaires de Clint Eastwood. Que l’on soit ou non de la famille, le long cortège funéraire à travers l’Arizona dévasté vaut la peine d’être suivi.