Deuxième grande surprise française de cette année (avec Sils Maria – après, promis on arrête), 3 cœurs contient à lui seul tout ce qu’on n’osait plus demander à un film français, surtout de la part d’un cinéaste aussi installé et académique que Benoît Jacquot. La réussite du film tient avant tout à ce que Jacquot réussit là où beaucoup d’autres se sont emmêlé les pinceaux : mêler un horizon américain à un véritable amour des acteurs français. En outre, les exercices de grande mise en scène à l’américaine sont souvent acculés, en France, au cinéma de genre (thriller, film d’espionnage ou politique), et concernent rarement les histoires d’amour. Faute d’agilité, on se contente généralement de prendre toute la panoplie, au lieu d’ajuster la robe américaine au corps du cinéma français, lequel a ses codes, ses habitudes, ses décors et surtout ses acteurs – c’est au fond une affaire d’urbanisme, de prise en compte d’un territoire.
Or ici, une série d’ajustements finement pensés, de distinctions très précises et habiles, permet à 3 cœurs de ne pas être le petit film d’adultère qu’il aurait pu être. De la part de Jacquot, la réussite tient à un certain panache, à une façon très minutieuse de louvoyer entre les clichés ou de les démanteler à coup d’influences américaines. Il y a surtout un certain savoir-faire à mettre sur le compte de son travail, qui consiste essentiellement à aborder le film non pas comme un texte mais comme un corps dont il faudrait documenter différents états : ses respirations, ses accélérations, autrement dit son rythme cardiaque.
Aux successions du tableaux qui sont habituellement l’apanage des films français, Jacquot oppose une surface parcourue d’intensité : la scène s’efface au profit d’un travail sur le rythme. Tout est déjà pris dans une totalité englobante : c’est le propre du tragique, de contenir sa fin dès le premier plan, d’annoncer sa circularité – Poelvoorde s’exclamant dans une réplique qui fait office de programme : « je rate tout le temps mes trains ». Jacquot s’en sort principalement par un montage soutenu et vigoureux, et l’utilisation intensive de l’ellipse et de scènes très courtes : les scènes n’ont ainsi pas le temps de s’installer, elles se suspendent ou s’annoncent sans crier gare. Tout le film est à l’avenant, pressé, apeuré, battant frénétiquement au rythme du montage qui est son évident quatrième cœur.
On pense là à un autre film, sorti l’année dernière : La Jalousie de Philippe Garrel, dont le montage éblouissant agissait comme une succession d’éraflures, un rythme cruel qui contenait déjà en lui la rupture à venir. 3 cœurs a lui aussi le montage inquiet, plein d’arrière-pensées, agité : il connaît l’histoire, il n’en dort plus. Il faut moins installer la scène, la faire durer, que l’affûter de telle sorte qu’elle soit l’écrin d’une intensité, une ligne verticale, un geste, une atmosphère ramassée – voir la très belle rencontre entre Poelvoorde et Gainsbourg, qui va de sa silhouette dans la pénombre à sa bouille échevelée par la nuit blanche dans les premières lueurs du matin.
Parmi ses influences, Jacquot évoque McCarey (Elle et Lui ), Douglas Sirk mais aussi et surtout Back Street, sublime woman’s picture de John Stahl, daté de 1932, et dont 3 cœurs est quasiment le remake – même si Jacquot parle davantage de l’influence du roman de Fanny Hurst qui en est à l’origine. Pour autant, 3 cœurs n’a rien de citationnel : il emprunte, mais digère. C’est un art de l’emprunt jamais volontariste mais qui est suffisamment maîtrisé pour être apaisé. Surtout que Jacquot arrive à l’ancrer dans un paysage très français, provincial, principalement incarné par Deneuve qui, fidèle à elle même, surgit en tablier, prépare la tambouille ou dit des choses comme : « tu fumes trop ». Il y a par exemple cette très belle scène où Poelvoorde et Gainsbourg marchent dans la nuit : Poelvoorde remarque « c’est calme ici la nuit » et Gainsbourg, avec l’air embrumé de celle qui n’a jamais réussi à vraiment se réveiller, dit « c’est la province », de façon très détachée. Elle a beau dire ça, la nuit n’en reste pas moins aussi romanesque qu’électrique. On trouvera la même réponse un peu plus tard dans la bouche de Mastroianni, et cette fois-là le mot résonnera davantage comme quelque chose d’apaisé, d’un peu trop calme – une réplique de film français.
On pourrait lire tout le film à la lumière de ce partage entre deux femmes, qui sont littéralement le jour et la nuit, deux mondes, deux rythmes cardiaques : Minneapolis où va s’installer Gainsbourg, et puis la province française. Il ne s’agit pas pour autant d’opposer, comme nous le dit Jacquot en entretien, une femme de l’interdit et une autre officielle. Ce n’est pas une sombre histoire de démon de midi, de petites cachotteries et de draps froissés : Jacquot met tout en œuvre pour qu’il n’y ait personne de méchant, d’illégitime. Ce sont deux sœurs qui s’aiment plus que tout, ce qui empêche l’idée de rivalité de s’installer, et reporte la douleur non pas sur l’amour impossible mais sur la trahison de la sœur. On pensera évidemment aux Deux anglaises et le continent, bien que le film de Truffaut ait une veine plus littéraire, plus complaisante aussi quant aux atermoiements du cœur. Jacquot est sur un autre registre, où l’amour est moins un narcissisme qu’une malédiction, une intoxication : les sentiments sont comme des corps étrangers qu’on rencontre à contre-coeur, ce sont plutôt eux qui nous éprouvent – il est d’ailleurs frappant que tout le film se déroule sans qu’aucun mot d’amour ne soit prononcé (puisque tout passe par les gestes). L’influence de Two Lovers, de James Gray, se fait ressentir, il y a quelque chose d’à la fois brûlant et glacé dans les deux films, une forme de puritanisme inquiet – et Jacquot confesse bien volontiers son admiration pour le film de Gray.
Avec Gainsbourg et Mastroianni à équidistance de Poelvoorde, le film tient du dilemme totalement insoluble. On est même au-delà du dilemme, dans une sorte de tension qui ne peut se résoudre que par l’implosion, puisque tout est égalisé et qu’aucune des deux sœurs n’est plus légitime que l’autre. Il faut ici se reporter à l’une des scènes de Back Street, réellement hallucinante (on est alors dans les années pré-code Hayes), dans laquelle un homme explique à son fils, révolté par la double vie de son père, que sa maîtresse ne saurait être illégitime et qu’il continuera à l’aimer et à l’entretenir jusqu’à la fin de ses jours.
C’est peut-être l’une des clés du mélodrame, dans lequel il y a moins des personnages pétris de mauvaises intentions que des circonstances catastrophiques. Le mélodrame est toujours une façon de se déplacer dans un espace saturé, impossible, qui condamne à une noyade sentimentale. Aucune mesquinerie ni machination dans 3 cœurs, tout le monde souffre, et l’on reste dans une forme de pureté passionnelle paradoxalement destructrice. C’est un déterminisme passionnel, qui tient de la machine, qui a à voir avec un transport (sentimental, mais pas seulement: voir les avions, trains, voitures qui défilent ici comme dans tout le mélodrame). 3 cœurs est comme un train à grande vitesse, une ligne tendue entre deux plans, en hypertension, détraquée par l’absence d’une image, courant après elle, affolé de l’avoir perdue.