Auteur d’une biographie de Gainsbourg, de livres d’art (notamment sur Francis Bacon) et d’une poignée de romans, Franck Maubert rend compte dans ce récit des derniers jours passés aux côtés de Robert Malaval, artiste contemporain qui traversa les années 1970 telle une comète (une « étincelle », disait-il lui-même) avant de mettre fin à ses jours en 1980, en se tirant une balle dans la tête. Ce témoignage écrit d’une plume sèche et sans fard est avant tout celui d’une amitié, Maubert ayant rencontré l’artiste sur le déclin par un concours de circonstances et par réseau interposé. Mentor et apprenti partagent alors la même façon d’envisager la vie, consistant à se laissant porter au gré des rencontres en des lieux qu’on ne fréquente pas tout à fait par hasard (le Palace, le Gibus, la Coupole, les galeries de Beaubourg…)
C’est la genèse de cette rencontre dans le Paris du trou des Halles qui est dépeinte avec luxe de détails, laissant entrevoir l’esprit de l’époque : on croise des punks épris de glamour, des galeristes pincés, des artistes anar-décadents et des dandys destroy qui écument les nuits à coup d’alcool et de défonce. Tout ce petit monde à la dérive, plus bohême que bourgeois, revit sous la plume de Maubert comme si c’était hier, et on se retrouve en empathie avec cette brochette de personnalités plus excentriques les unes que les autres. C’est aussi l’occasion pour l’auteur d’épingler à son tableau de chasse des people que Malaval côtoie ou croise au détour d’un vernissage : Brion Gysin, Salvador Dali, Daniel Pommereulle, Arman, Topor, Rohmer, Kalfon, André Labarthe, Philippe Garrel, Agnès B, Castelbajac, Saint-Laurent & Bergé, Malcolm McLaren, Dani, Bizot, Bernadette Lafont, Pacadis, Christophe, les Stones, Iggy Pop…
Tout un pan de la vie subculturelle de la fin des 70’s, où l’art se confond à la vie (et aux mondanités des noctambules) ressuscite ainsi à travers le regard béat de Maubert, auquel Malaval prête alors le surnom de Mao-Mao. Car c’est avant tout à Malaval, figure de l’art flamboyante et férue de scandale, que ce livre rend hommage, à défaut d’une exposition monographique qui lui rendrait justice. Il y est autant question de l’œuvre elle-même (dont l’histoire a surtout retenu Aliment Blanc, des expansions en polyurtéhane peintes en blanc proliférant sur des sculptures-objets, ainsi que ses toiles « glitter » constellées de paillettes), indissociable de son existence, que de sa personnalité charismatique.
En dépit de ses fulgurances artistiques, Malaval apparait parfois confondant de candeur dans sa volonté de « changer la vie » et d’en découdre avec le « système », lui qui vécut un succès fulgurant à la fin des années 1960 avant de passer de mode et de sombrer cruellement dans l’oubli, générant une amertume autodestructrice. Le livre revient aussi sur la vie passée de Malaval : il signe la revanche d’un maquisard, d’un hors-système radical, autodidacte fils d’ouvrier qui n’a pas fréquenté d’école d’art et qui commence comme électricien avant de pratiquer l’élevage de vers à soie dans la cambrousse profonde puis de se lancer dans la peinture et, comme il le dira lui-même, dans « la vie d’artiste » – qui lui importe presque autant que l’œuvre à réaliser car celle-ci suppose un engagement total de l’être auquel il aspire. Une vie placée sous les auspices de Cravan, Michaux, Duchamp, mais aussi des Rolling Stones, de Richard Hell et des Sex Pistols, autres de ses idoles.
Visible la nuit restaure dans le même élan le mythe romantique de l’artiste maudit et fait revivre le chant du cygne des utopies des années 1970, sous couvert d’une histoire d’amitié où le duo, devenu inséparable, bat le pavé entre deux cuites et ne s’arrête que pour vivre des moments d’hébétude poétique. « Mes intérêts sont plus cosmiques qu’économiques », dit Malaval dans une ultime lettre d’adieu qui dit MERDE au monde tel qu’il est, tel qu’il devient. Ce qui s’apparente somme toute à une bouffée d’air frais en ces temps cyniques où le marché de l’art tend à ridiculiser toute vélléité « alternative » et à étouffer dans l’œuf ceux qu’on a commodément nommé les outsiders. Car comme le dit Maubert, le milieu de l’art aime les discussions intellectuelles et feutrées entre experts, mais il abhorre les scandales. Puisse Malaval être redécouvert grâce à cette élégie, où l’on ne déplorera que quelques poncifs dignes de Gonzaï ou Technikart et une nostalgie encombrante qui tend à faire passer parfois le héros pour plus naïf qu’il ne l’était sans doute.