Il y a des artistes dont les nouveaux albums se font désirer : on attend un Stereo MCs depuis 1992, un My Bloody Valentine depuis 1991, et cela fait dix ans que l’on espère un nouveau disque de Juan Rozoff ou de Prefab Sprout. Mais tout cela n’est rien face aux vingt ans qui séparent ce nouveau Steely Dan de Gaucho, son prédécesseur, et pour les fans c’est un peu comme si le père Noèl était enfin apparu. En effet, les fondateurs Donald Fagen et Walter Becker, malgré quelques collaborations sur des albums solo (les moyens Kamakiriad de Fagen en 93 et 11 Tracks of whack de Becker en 94) et quelques concerts américains, n’avaient enregistré aucune nouvelle chanson pour Steely Dan depuis 1980. Ce retour abolit le temps perdu, le résultat prouvant qu’ils parviennent, en écrivant ensemble, à dépasser de très loin ce qu’ils peuvent faire chacun de leur côté, et même à retrouver une jouissive alchimie.
Donald et Walter se sont rencontrés à New York en 1967 grâce à un commun amour du jazz et de Dylan. Emmenés par le producteur Gary Katz à Los Angeles, ils y forment Steely Dan, destiné au départ à présenter leurs compositions, dont Katz produira tous les albums de 72 à 80. Ils deviendront vite des perfectionnistes de studio, employant de nombreuses pointures (Brecker Brothers, Wayne Shorter, Phil Woods, Ray Brown) pour leurs albums écrits à deux, modèles de sophistication jazzy-groovy. Mais ce qui les différencie de Toto, dont ils ont employé le batteur Jeff Porcaro, c’est que nos lascars, en plus d’avoir une grande culture (ils citent Proust, Chuck Berry, Raymond Chandler ou Count Basie), sont habités par un esprit railleur du meilleur effet. Utilisant comme Randy Newman des formes séduisantes (mélodie qui se sifflote, savante orchestration) pour dépeindre les travers de l’American way of life, ils sont aussi capables de pervertir ces formes musicales en vogue pour servir leurs observations parfois absurdes, à la Frank Zappa. Ne pas oublier que le nom « Steely Dan » vient d’un godemiché dans The Naked lunch de Burroughs !
Aujourd’hui ces Heckle & Jeckle s’amusent encore, avec sur cet album la « mid-life crisis » pour thème majeur, à travers notamment l’effet des jeunes filles sur les messieurs d’âge mûr (Janie runaway, Almost gothic, Negative girl, tous superbes). Ce qui pourrait être un peu glauque est transcendé par leur humour, leur distance et bien sûr la qualité des chansons. Le meilleur exemple en est le printanier Cousin Dupree, qui parvient à évoquer à la fois la légèreté des vacances en famille et les tendances incestueuses d’un parent (« What’s so strange about a down-home family romance »). Du point de vue sonore peu de changement, la voix de Fagen est toujours aussi unique, quant aux paroles elle sont parfois obscures, une vieille habitude : Gaslighting Abbie ou Jack of speed laissent perplexe, à l’inverse de l’évidente autodérision de What a shame about me. Un léger regret, que cet album soit presque trop homogène et manque de la fantaisie qui enrichissait leurs œuvres passées. La rythmique ludique de l’enlevé Two against nature est néanmoins un bonheur, et il s’agit assurément d’un très bon disque (qui cartonne d’ailleurs aux USA), mais au charme pas évident à décrire, comme c’est le cas pour tous les albums mainstream aussi finement ciselés : cette fusion de cuivres jazz, de guitare blues et de chœurs soul est immédiatement plaisante à l’oreille, mais comme le Hats de The Blue Nile par exemple, on peine à expliquer à quel point le charme s’insinue au fil des écoutes. A découvrir, donc.