Ce n’est pas tant le naturalisme qu’il convient de décrier, après tout consubstantiel au cinéma français, que la façon dont le cinéma français surjoue le naturalisme. D’où l’impression récurrente que malgré toute la bonne volonté du monde, on n’y fait le plus souvent que retarder le réel, plutôt que le regarder. Le background documentaire, certifié ici 100% réaliste par un réalisateur lui-même ancien interne aux hôpitaux de Paris (qui plus est épaulé par des infirmières in situ), garantit ainsi moins la vérité des situations décrites que leur seule véracité. Il ne s’agit pas alors d’attraper au vol une vérité particulière, plutôt de fabriquer du vrai. Ce volontarisme ambitieux est certes propre aux meilleurs films naturalistes. Mais il est problématique quand il finit par tout ramener à cet effort. Plutôt que de forger un dispositif artificiel où faire circuler malgré lui le réel, jusqu’à jouer pleinement, par exemple, de la confrontation entre des comédiens professionnels et le milieu où ils sont plongés (en gros, la méthode Police de Pialat), Thomas Lilti ne veut au contraire rien laisser passer. Il impose pour se faire à ses comédiens la lourde tâche de jouer à la fois juste et vrai (ce qui n’est pas la même chose), et ceux-ci sont dès lors plus occupés à passer pour des médecins crédibles que pour leurs personnages.
Hippocrate montre donc la difficulté qui depuis toujours préside au naturalisme, renouvelant sa commune erreur d’appréhender le réel comme arrivée plutôt que point de départ. En quoi les scènes s’alourdissent de chaque fois traiter un sujet. Car s’il est une chose meurtrière pour la fiction, c’est bien sa valeur d’exemple. Tout ce qui substitue un discours à l’intensité d’une scène, une idée à un personnage, condamne bien souvent un film à n’être plus qu’un catalogue, comme ici où il sera question de la vétusté du matériel, plus largement du manque de moyens, de la nécessité de rendement, de l’accompagnement en fin de vie, de l’inévitable opposition entre éthique de conviction et éthique de responsabilité. Toutes chose auxquelles est bien vite confronté Benjamin (Vincent Lacoste), jeune interne exerçant, quelle idée, dans le service de son père (Jacques Gamblin), et contraint de mesurer son désir au réel. Cet écart eut été un fort beau sujet si Thomas Lilti s’y était seulement arrêté. Mais il lâche au contraire assez vite son personnage pour n’en faire plus qu’un guide, au profit d’une velléité documentaire ne pouvant souffrir autre chose qu’une fiction balisée.
A ce titre, un détail ne pardonne pas : quand la présence d’une télévision en salle de garde est bien évidemment un gage de réalisme, Thomas Lilti a la mauvaise idée d’y faire passer Dr House. Lequel apparaît alors comme le contre-exemple parfait, invoqué pour faire valoir la plus-value du film, à savoir un retour aux fondamentaux de ce que l’on devrait montrer d’un hôpital, ainsi débarrassé de tout romanesque. Mais quoi ? Quelle fiction alors ? Quelle intensité de l’hôpital en lieu et place d’une visite guidée ? Pourquoi n’importe quelle série hospitalière américaine sait tout ensemble raconter des histoires et donner quand même, de son lieu de travail, une certaine idée ? Là-dessus, le film de Lilti ne se remet pas vraiment de la comparaison, incapable de jouer sur les deux tableaux.
Si la mise en scène bien trop démonstrative ne fait pas de miracles, restent les acteurs, la possibilité que le cinéaste leur offre, parfois malgré lui, de transcender un peu le scénario. Contrairement à la manière dont le film est vendu, il importe d’insister : ceci n’est pas (ou très peu) une comédie, Vincent Lacoste trouve là son premier rôle dramatique. Sa manière de préserver vaille que vaille son quant-à-soi, comme l’ado qu’il reste regardant d’un œil torve et désabusé la ménagerie de ses congénères adultes, de résister (aux pressions, à son père) en restant finalement lui-même, trouve ici une variante a priori intéressante, dans la mesure où le réel offert par les décisions à prendre offre un contrepoint autrement plus traumatisant pour lui que celui d’une cour de lycée (Les Beaux Gosses) ou d’une dictature rigolarde (Jacky au royaume des filles).
Mais le film de Lilti ne lui rend pas ce service jusqu’au bout et préfère lui substituer un second personnage, toutefois bien plus intéressant. Interprété par Reda Kateb, il offre à Hippocrate sa seule originalité en même temps que le risque d’un déséquilibre : changer d’acteur principal en cours de route, creuser à partir de sa réelle épaisseur de jeu la possibilité de s’échapper du discours, pour substituer à la réalité d’un hôpital « aujourd’hui en France », celle d’un parcours singulier. Celui d’un médecin immigré sommé d’en repasser par l’internat avec l’abnégation de qui a tout à perdre. Le beau rôle est donc à lui, le plus écrit pourtant, porteur de plusieurs problématiques quand tout le talent de Kateb tient à le faire oublier. Ce n’est pas rien puisqu’il doit très vite opposer sa bonne conscience (face à l’acharnement thérapeutique) à la mauvaise (sourdement coloniale) de ses supérieurs. En regard hélas, ne reste à chacun que la possibilité d’illustrer sagement sa partition, résignée ou dénonciatrice. Une chose est sûre cependant, voilà un film qui plaira sans nul doute aux personnels hospitaliers. On ne saurait trop le leur conseiller.