Invité en juin dernier à Londres par le label Warp, j’ai eu la chance d’assister à une répétition en studio avec Brian Eno, grand manitou de la pop UK, célèbre pour ses débuts avec Roxy Music, son travail de producteur (pour Bowie, U2, Coldplay) et ses albums ambient (dont le décisif Music for Airports), ici accompagné de Karl Hyde (du groupe transe-techno Underworld), du guitariste Fred Gibson et du claviériste Léo Abrahams. Pendant deux heures, les quatre musiciens ont improvisé avec divers instruments électriques ou électroniques, ainsi qu’ils l’ont fait pour enregistrer Someday World et High Life, entre chamaneries proto-techno, post-punk façon Talking Heads et prospections musicales. S’en est suivi une longue interview pendant laquelle Brian Eno passera son temps à dessiner sur de petites feuilles de papier, tandis que Karl Hyde notera régulièrement de mystérieuses phrases sur un grand carnet Moleskine. Multitâches, connectés et enregistrant le présent, toujours présents.

Someday world et High Life m’évoquent une sorte de science-fiction musicale. Avez-vous tenté d’inventer ou d’imaginer ce que serait la musique du futur ?

Brian Eno : Il y a cinq ans, nous avons monté ensemble ce projet scénographique, Pure Scenius,  à Sidney et Brighton. L’une des idées de cette scénographie était que nous étions en quelque sorte des archéologues musicaux, trois cent ans dans le futur. Cette civilisation à laquelle nous appartenons maintenant avait été effacée de la surface de la Terre, mais il subsistait des histoires à propos de la musique qui y était jouée. Nous essayions donc de reconstruire cette musique. Nous avions entendu, par exemple, qu’il y avait un genre de musique japonaise nommé « Niigata Machine Techno», des années 2020. Nous n’en connaissions que le nom et tentions de recréer cette musique. Les derniers albums sont le prolongement de ce travail d’archéologie futuriste, en effet. Mais je crois que les œuvres d’art vers lesquelles on revient régulièrement peuvent changer dans le temps, en même temps que nous changeons, elles ne sont pas figées.  C’est pourquoi l’art « politique » est toujours aussi limité, parce qu’il ne peut être que ce qu’il est : un message. Si quelque chose est fortement lié à un message, il force un temps et un lieu historique, et un temps et un lieu philosophique. Ceci dit, je partage ton sentiment que ces albums relèvent aussi d’une sorte d’étrange monde parallèle, pas nécessairement d’un monde futur, mais un autre monde possible.

D’où le titre, Someday World, qui n’ancre pas non plus le propos dans un temps défini ?

Brian Eno : Oui, exactement. Et c’est intéressant que tu te dises ça, car ces mots faisaient partie d’une chanson qui ne figure pas finalement sur l’album. Ca n’a pas à voir avec un changement temporel, mais avec  une modification de quelques possibilités dans le « script » qui nous est donné au moment présent.

Dans certaines chansons, il y a un vrai romantisme futuriste, contrebalancé par une sorte de peur de la technologie…

Brian Eno : Je ne dirais pas « peur », mais scepticisme. Parce que, dans le monde dans lequel nous vivons, tu ne trouveras personne qui soit complètement amoureux de la technologie. Trop aimer la technologie, c’est, au bout d’un moment, lui obéir. Personne ne veut obéir à la technologie, on veut l’utiliser, la casser, la pousser vers des possibilités que ses designers n’ont pas imaginés.

Karl Hyde : C’est un outil. Comme on peut dessiner avec le manche d’un pinceau plutôt qu’avec sa brosse. La technologie est un objet à explorer, particulièrement lorsqu’il y a écrit sur l’emballage : « à n’utiliser que pour ça ». (rires)

C’est ce que j’ai vu aujourd’hui, pendant votre session de répétition, dans votre manière d’utiliser vos instruments. Ils sont détournés de leurs fonctions : le lecteur CD devient un instrument pour produire des sons discontinus, la guitare est posée sur la table à plat et utilisée de manière bruitiste plutôt que mélodique… Vous oscillez sans cesse entre la programmation et l’improvisation, le contrôle et la liberté.

Karl Hyde : Oui, les beats sont préparés à l’avance et gravés sur les CDs dont joue Brian sur des platines de Dj, ce qui est une bonne manière de ne pas être dépendant de l’ordinateur : il peut changer le tempo, les enveloppes, mettre de la saturation, des effets…

Brian Eno : Je pense que tous les quatre avons une certaine « sophistication post-électronique ». Nous sommes tous familiers des formes électroniques de musique, à nos manières propres, et d’une certaine façon, nous sommes au-delà de ça. C’est bon, nous avons compris, nous ne sommes plus esclaves de ces formes. Nous connaissons ce répertoire, ces éléments. Maintenant nous nous intéressons à la manière de les cuisiner.

En écoutant cette session, je me suis dit que vous étiez peut-être tous liés ensemble par l’idée de transe.

Karl Hyde : Oui car c’est prévalent dans la plupart des musiques aux racines de ce projet : Steve Reich ou la musique africaine travaillent la répétition, des rythmes, des notes et des chants. Ce sont des musiques répétitives mais aussi changeantes, parce qu’elles sont jouées par des humains. Quand elles sont jouées par des machines, elles restent les mêmes constamment, mais jouées par des humains, elles varient subtilement et permettent de vrais voyages.

Brian Eno : Les humains n’aiment pas s’ennuyer. Si vous jouez la même chose encore et encore, c’est pratiquement impossible de ne pas porter un intérêt à une petite partie de ce que vous écoutez et de l’amplifier dans votre conscience. Quand on joue, j’adore entendre ces choses qui tournent et connecter une partie de ce que je joue à ce que les autres jouent, et de faire en sorte qu’elles soient toutes de mieux en mieux connectées… [Il s’interrompt – NDR] Mais tu ne voudrais pas vérifier que ton téléphone enregistre bien ce que nous disons ? J’ai tellement vu de journalistes utiliser des téléphones portables pour faire des interviews, et, au bout de vingt-cinq minutes, me dire : « Oh, désolé, ça n’enregistrait pas. ». Ce sont des moments affreux. Ce que j’aime dans les instruments analogiques, ce n’est pas particulièrement le son, mais c’est qu’ils ont tendance à te montrer ce qu’ils font. Si c’était là un magnétophone à cassette, il y aurait un bouton « record », et on verrait le bouton enfoncé…

Ce programme d’enregistrement sur le téléphone est illustré par une sorte de micro vintage, comme pour vieillir et rendre plus analogique l’objet numérique…  C’est un peu comme ces programmes de musique assistée par ordinateur qui propose une fonction « humanize »…

Karl Hyde : Oui, quel étrange concept (rires). Comme si on n’avait pas assez d’humains autour de nous.

Brian Eno : C’est conçu pour être utilisé sur une île déserte ! Ou pour des jeunes garçons dans leur chambre… Je crois que toute la technologie musicale est conçue finalement pour de jeunes garçons seuls dans leur chambre, travaillant seuls, créant de fabuleux nouveaux mondes, sans aucun autre être humain avec qui avoir une relation, surtout aucune fille.

 

 Quand vous faites une œuvre d’art, ce que vous produisez appartient en fait à un monde qui n’existe pas encore.

 

En écoutant votre album, j’ai parfois pensé au film de Spike Jonze, Her. Est-ce que votre vision du futur dans Someday World pourrait être proche de celle-ci ?

Brian Eno : Ce film semble partir d’une très bonne idée. Tomber amoureux d’une OS : pas de désordre, pas d’histoires. Les humains sont tellement intéressants, c’est la raison pour laquelle nous tombons plus facilement amoureux d’humains que de machines. A moins que vous ne soyez vous-même peu intéressant et que vous désiriez une personne aussi peu intéressante que vous, mais généralement, les humains sont plus intéressants. Je serais personnellement très heureux d’avoir des relations sexuelles avec un robot, s’il était assez bon pour ça, mais ils ne sont pas bons, ça ne vaut pas le coup d’essayer, je peux vous le dire. Mais vous pouvez imaginer que dans dix ou quinze ans, il y aura des sex-dolls très convaincantes, qui satisferont les besoins de conversations intéressantes sur le sexe. C’est intéressant d’y penser, mais nous n’avons écrit aucune chanson à ce propos, et nous ne le ferons pas, à moins qu’elles ne se mettent à exister vraiment !

Vous avez pourtant commercialisé cette application pour smartphone, qui propose une expérience de réalité augmentée à partir de votre dernier album…

Karl Hyde : Oui, elle nous a été proposée par un groupe de développeur de Sydney, et nous avons discuté avec eux de la manière dont elle pouvait être intégrée à la philosophie que nous essayons de développer dans nos disques. L’idée en est que les villes construites sur des collines, sur des terrains accidentés, requièrent des architectures plus intéressantes que celles construites sur des terrains plats. Musicalement, de la même manière, plutôt que de partir sur des structures linéaires, des blocs,  mais avec un terrain plus accidentés, les structures et les suites mélodiques qui vont s’agréger à cette base prendront des directions plus improbables, plus imprévisibles.

Brian Eno : Si tu veux arriver en un lieu différent, tu dois partir d’un lieu différent. Ca me fait penser à cette histoire drôle : Quelqu’un demande en Irlande son chemin à trois policiers, et un des policiers lui répond « Hé bien, vous ne devriez certainement pas partir d’ici… » (rires).

Moi, ça me fait penser à Edinburgh, qui est coupée en deux, avec old town, construite sur une colline, et new town, construite sur un terrain plat. La vieille ville est beaucoup plus intéressante que la nouvelle…

Brian Eno : Oui, tout à fait. Je vais à Edinburgh demain d’ailleurs. Ma fille est au lycée là-bas et elle reçoit son diplôme demain. As-tu jamais imaginé, Karl, quand tu avais vingt ans, que tu travaillerais un jour pour un medium peuplé de gens ayant des filles et des petites filles ? Le Rock’n’roll a une vie si courte… Je me souviens avoir douté à une époque que ça pourrait continuer comme ça encore cinq ou dix ans… Je pensais que ça s’arrêterait très vite.

Karl Hyde : Notre vie de musicien se pose en ces termes : un jour tu n’arrives pas à avoir de contrat discographique, un jour tu as un contrat discographique… Tu peux gagner un jour beaucoup d’argent en sortant des disques, et tu ne sais pas quoi faire de tout cet argent… Tu penses à t’acheter un cheval de course… (rires)

Brian Eno : Un des problèmes qui se posent aux gens riches, c’est « Comment dépenser mon argent ? ». Je n’ai jamais eu ce problème. Il y a ce journal en Angleterre, The Financial Times, très bon au demeurant, mais qui, le dimanche, publie ce magazine répugnant, luxueusement publié, et qui s’intitule « How to spend it ». C’est un magazine qui s’adresse aux gens qui sont à cours d’idées sur les moyens de dépenser leur argent. Ils ont la montre Cartier, le yacht, la maison de vacances pour trois jours, et ils ont encore trop de putain d’argent ! Ce magazine est donc rempli de gens inventant des choses très chères : un verre de vin pour 22 000 livres… Les gens sont ainsi soulagés…

Mais le temps c’est de l’argent, non ? La question qui se poserait plutôt c’est : « Comment bien dépenser son temps ? ».  Brian, peux-tu nous parler de The Long Now Foundation ?

Brian Eno : J’en suis un des co-fondateurs. En fait, j’ai même trouvé le  nom de la fondation. A vrai dire, nous parlons, surtout. Et nous initions différents projets. Le plus important étant à mon avis, les séminaires mensuels que nous faisons en Californie, où nous demandons à des gens très intéressants, des artiste, des scientifiques, des entrepreneurs,  de parler de ce qu’ils font en termes de très long futur. Quel est votre travail, et les applications de votre travail, dans cent ans, ou mille ans ? La plupart des gens ne réfléchissent pas en ces termes, à vrai dire, et sont très surpris et intéressés par cette question.

As-tu toi-même répondu à cette question ?

Oui, par exemple, je crois que ce que l’on a fait avec la scénographie Pure Scenius était ainsi une tentative de répondre à cette question, d’imaginer une musique qui n’a pas vraiment existé, comme une recherche expérimentale. Une des idées intéressantes du philosophe Theodor Adorno, que je cite de mémoire, c’est que quand vous faites une œuvre d’art, ce que vous produisez appartient en fait à un monde qui n’existe pas encore. En créant cette œuvre, vous produisez en même temps une sorte d’aimant qui attire la réalité et le monde présent vers elle, vers le futur qu’elle représente. Faire œuvre artistique en ce sens c’est construire des mondes futurs, ou suggérer des futurs.

Karl Hyde : C’est curieux, parce que la tendance actuelle est de faire de l’art pour l’homme d’aujourd’hui, pour le présent, et pas pour le futur. C’est un vrai problème…

 

Quand Brian joue d’un instrument, par exemple de la guitare slide, il n’en joue pas avec une technique conventionnelle, mais selon ce qui lui semble approprié au moment de l’exécution.

 

Cette idée de bâtir, avec la musique, revient fréquemment dans vos propos. Est-ce que vous avez-vous-mêmes, en temps que musicien, un rapport à la musique comme matière ? Elle est par essence immatérielle, et pourtant, vous semblez la concevoir comme quelque chose de très concret.

Brian Eno : Je n’ai pas vraiment de rapport conventionnel avec les instruments de musique par exemple. Je ne joue pas vraiment d’un instrument, au sens où je le contrôlerais parfaitement. Mais ce que j’aime, c’est les relations qui permettent de créer une pièce musicale, de quelque manière que ce soit. Ca implique parfois d’utiliser un ordinateur, mais pas toujours, ça peut être aussi en utilisant ma voix… 

Karl Hyde : Je pense que Brian utilise un instrument qui est une sorte de nuage. On croit le discerner, mais lorsqu’on s’en approche, il est n’est jamais vraiment là. C’est une combinaison, un point de vue, une approche particulière des choses : comment coller ces choses ensemble, les agréger, les diriger. Je pense que c’est ce que tu as toujours fait : procéder, diriger, avec ton instrument qui est fait de morceaux épars, que tu réunis dans un moment donné. Et quand Brian joue d’un instrument, par exemple de la guitare slide, il n’en joue pas avec une technique conventionnelle, mais selon ce qui lui semble approprié au moment de l’exécution. Je me souviens avoir vu Miles Davis jouer plusieurs fois en me disant : « Mon Dieu, il est perdu, il joue complètement faux ». Et au bout de la cinquième fois, je me suis rendu compte que ce n’étaient pas les notes proprement dites qui comptait, mais sa manière de les poser, son rapport au temps, à l’instant, dans le jeu. Les instruments de Brian sont comme ces petites créatures qui vivent dans l’eau avec des pierres attachées au cou, et qui deviennent des créatures volantes.

Brian Eno : Je ne sais pas pourquoi, mais à chaque fois que je frappe sur cette guitare slide, j’ai l’impression que c’est toujours la bonne note. C’est très difficile de faire une erreur avec cet instrument (rires). Je me souviens avoir vu Arto Lindsay jouer avec une guitare complètement désaccordée. Il en joue aussi de manière qui a l’air aléatoire, mais ça sonne toujours très bien.

Karl Hyde : Brian joue de la slide comme ces jeunes qui pratiquent le Parkour sautent de toits en toits : on se dit toujours « Ils vont tomber, ils vont tomber », et ils ne tombent pas. Parce que c’est intuitif. Dès l’instant où tu commences à penser à ce que tu fais, tu tombes.

Brian, tu es connu pour plutôt préférer la théorie à la pratique, et pourtant là, tu sembles avoir beaucoup de plaisir à jouer, à pratiquer live la musique…

Brian : Oui, parce qu’on part de rien. Et quelque chose apparait soudain, et on ne sait pas exactement d’où ça vient, parce que ce n’est pas issu d’un esprit en particulier, mais de nous tous ensemble.

Karl Hyde : C’est un très bon groupe de musiciens. Nous sommes tous à l’écoute les uns des autres, et personne ne prend le contrôle, il n’y a pas de leader.

Votre musique, avec ses parties programmées et live, ses influences africaines ou purement électroniques semble ne pas avoir de frontières, ni temporelles, ni spatiales…

Brian Eno : A cause de la manière dont elle est diffusée, avec iTunes, Spotify, on ne peut pas vraiment faire de la musique depuis nulle part, mais forcément à partir de l’accumulation d’autres musiques. Il y en a tant : au coin de la rue, on peut entendre des bouts de big band, de hip-hop, de doo wop… Et on devient conscient que la musique n’est pas seulement un assemblage d’accords, de rythmes, de sons, mais que c’est aussi une grande image culturelle, une image d’un temps et d’un lieu donné, et de la manière dont les gens vivaient ensemble, les structures de la société, etc. Quand on cite une musique, on montre aussi un instantané culturel. Utiliser le noir et blanc dans un film aujourd’hui, ce n’est pas juste enlever les couleurs, c’est pratiquement changer de culture.

Dans ce cas, on peut dire que vous composez avec des informations ?

Brian Eno : J’ai toujours été impressionné par Madonna. Elle a été la grande maîtresse du packaging. Le fait est que le « centre » de Madonna, sa voix, n’est pas très intéressante. On la présente comme chanteuse, mais de toutes les chanteuses célèbres, elle a sans doute la moins belle voix. Mais c’est une brillante productrice. Elle connait toutes les tendances de la mode, tous les gens avec qui travailler à chaque époque donnée. Autour de cette toute petite chose, sa voix  [il dessine un point sur une feuille blanche – NDR], elle construit ce vaste et incroyable monde, ce cosmos [il entoure le point dessiné par plusieurs lignes concentriques]. Elle sait travailler avec la culture, de manière générale. C’est un peu comme ces bonbons pour enfants, les BullsEyes, qui ont plusieurs couches de sucres colorés, et en leur centre, une petite graine d’anis… Quand on cite Madonna, de la même manière, on cite tout ce qu’il y a autour d’elle…

 

Rien n’est unilatéral. Une chanson n’a pas un seul sens, elle doit en contenir autant que d’auditeurs.

 

Une des chansons de Someday World, Mother, dit : « All I know is information ».

Brian Eno : La plupart des paroles que j’entends dans une chanson ne m’intéressent pas.

Karl Hyde : Elles relèvent de la surface.

Brian Eno : Oui, elles sont en surface. Et les gens y entendent ce qu’ils veulent, parfois des choses très profondes, quand le chanteur a juste voulu parler de sa récente rupture avec sa petite amie. Mais leur interprétation est juste aussi.

Donc vous considérez l’interprétation comme relevant d’une sorte de coïncidence, de synchronicité ? Si une chanson colle avec le présent, elle colle avec tous les présents ?

Brian Eno : Je pense que les gens sont beaucoup plus intelligents qu’ils ne pensent l’être. La plus grande partie de votre esprit travaille tout le temps, produit des jugements, compare les choses, produit des choses, de manière inconsciente, et de manière très efficace. C’est comme ça que nous survivons, car nous ne pourrions survivre si nous étions toujours conscients du travail que produit notre esprit. Parfois, vous pouvez vous mettre dans une situation où votre « grand esprit » – qui inclut votre corps – produit des choses, sans avoir à se les expliquer, sans avoir à les expliquer de manière consciente. Vous laissez juste les choses se faire. Et c’est alors qu’en les regardant, vous vous dites « C’est vraiment très, très, surprenant. Comment ai-je fait ça ? ». Parfois je réécoute mes vieilles chansons, et je me dis « Où ai-je trouvé ça ? ». Je ne me souviens pas avoir jamais eu ces pensées, et pourtant elles sont là. Je ne crois pas que ce soit un processus mystique, mais simplement vous voilà [Il dessine un bonhomme sur sa feuille], avec cette partie très importante [Il dessine les organes génitaux], et quand vous dites « Moi », vous pensez normalement à ça,  à cette petite partie au sommet de vous [Il noircit le haut du crâne du bonhomme]. C’est le « moi » qui se connais lui-même. Mais ce que « Moi » est vraiment, c’est l’ensemble évidemment, et pas seulement l’ensemble, mais aussi tout ce qu’il y a l’intérieur, tous ses amis, toute sa culture, toute son histoire. Parfois, quand on travaille, on essaie juste de se débarrasser de cette petite ligne qui sépare le « moi » conscient de tout le reste, de manière à ce que tout cela puisse parler à travers vous. Ca fait de vous une plus grande personne… Je disais au début de cet entretien que les chansons politiques ne fonctionnaient pas la plupart du temps. Hé bien c’est parce qu’elles sont complètement logées ici [Il montre le cerveau du bonhomme] et que c’est un tout petit endroit.

Karl Hyde : Ce qui m’intéresse dans la musique que nous produisons est d’encourager et de nourrir le curateur intuitif qui est en nous : agencer ce que nous collectons, qu’il s’agisse de rythmes, de mots, d’images. Au fur et à mesure des années, je sais accorder ma guitare, je sais la brancher dans un ampli, désormais je peux engager cette libre intuition et agencer ces collections. Parfois, je regarde mon cahier avec toutes ces notes et je peux me dire « C’est de la merde, il n’y a rien à en tirer » et un autre jour, si Brian lance un rythme qui me plait, qui m’inspire, j’ouvrirai le carnet à la même page et je me dirai « Oh mon dieu, c’est vraiment bon, ça marche, c’est vivant ! » Parce qu’intuitivement, je l’ai connecté à autre chose. Donc ce n’est pas unilatéral, de la même manière qu’une chanson n’a pas un seul sens, mais qu’elle doit en contenir autant que d’auditeurs. Si elle n’avait qu’un seul sens, ce serait très ennuyant.

Brian Eno : Oui, s’il y a un « message » dans une chanson, je n’en veux pas.

Karl Hyde : Il m’arrive souvent d’apprécier particulièrement une chanson que je n’aimais pas du tout auparavant.  C’est souvent même les chansons que j’ai détesté dans le passé qui m’apparaissent aujourd’hui les plus intéressantes. C’est d’ailleurs toute la beauté du mode « Shuffle » sur un iPod : cela permet de redécouvrir des chansons qu’on avait ignoré à la première écoute, et on apprend à avoir une nouvelle relation avec elles. Parfois je découvre ainsi des chansons sur mon ordinateur, et je me dis « C’est fantastique, j’ai cette chanson, je ne le savais pas ! »

Vous pourriez même découvrir vos propres chansons ainsi, vous dire « Quoi, j’ai fait cette chanson ? »

Brian Eno : Oui, cette expérience m’est déjà arrivée. J’ai ces archives que je conserve sur iTunes, d’environ trois mille pistes, souvent très courtes, qui me servent parfois juste à mémoriser un son de synthétiseur, avec juste quelques notes jouées. Quand je joue iTunes en shuffle, il m’arrive d’entendre une de ces pistes oubliées et de me dire qu’elle ne peut pas être de moi. Je vais voir sur l’écran, et je m’aperçois que j’ai bien enregistré cette piste dix ans auparavant ! Et c’est vraiment comme découvrir une nouvelle personne. C’est fantastique !

Eno.Hyde – Someday World (Warp/Modulor)

Eno.Hyde – High Life (Warp/Modulor)