Depuis 2011, année de sa première diffusion, The Killing est empreinte du sceau de la mort. De par son histoire et ses enquêtes bien sûr, mais aussi par sa production. Par deux fois la série s’est éteinte, par deux fois elle fut ramenée à la vie. Sa dernière résurrection, elle la doit au nouveau sauveur de la “télévision” américaine : Netflix. Cette ultime saison ne pouvait s’inscrire que dans une atmosphère funeste.
“Et il mit à l’orient du jardin d’Éden les chérubins qui agitent une épée flamboyante, pour garder le chemin de l’arbre de vie.”
Dès le premier épisode, on note une référence à l’Éden lorsque le personnage de Kyle Stansbury, en pleine lecture du roman de John Steinbeck, est interrogé par Sarah Linden. Il y est question de l’arbre de vie en opposition à l’arbre de la connaissance. Cette allusion peut paraître anecdotique au premier abord, mais elle trouvera un écho tout au long des six épisodes jusqu’au finale, intitulé justement Eden. Si la culpabilité de Kyle, seul réchappé amnésique de la tuerie d’une famille est perpétuellement remise en question, il ne fait nul doute que les chérubins dont il fait partie cachent un terrible secret. Ces chérubins en question sont les adolescents d’une académie militaire dirigée par Margaret Rayne, une femme à l’autorité indéniable (interprétée par une magnétique Joan Allen). Si l’institution de l’armée n’est clairement pas montrée sous son meilleur jour, il est très vite évident que le réel intérêt de Veena Sud, la showrunner, est d’évoquer une adolescence désoeuvrée, une thématique récurrente depuis la première saison. À la création de la série, Veena Sud fut fascinée par les photos de jeunes en perdition dans les rues de Seattle, et il est désormais temps de saluer ce pari réussi de traiter de leur condition tout au long de ces quatre années. Des jeunes fugueurs aux ados formés au monde martial, il n’y a pas vraiment de différence, pas même leur condition sociale. Celle-ci n’a plus lieu d’être, les répères ont explosé dans l’esprit de ces jeunes, et ils ne savent pas qui ils sont ou quel est censé être leur statut. Au final, ils agissent comme des adultes lorsque ceux-ci ont abandonné et leur ont laissé des responsabilités bien trop lourdes pour leurs épaules. L’exemple des deux personnages que sont AJ et Lincoln est assez révélateur de cette volonté de dénoncer un passage à l’état adulte bien trop brut pour des jeunes sortant à peine de leur enfance.
“Tu peux manger de tous les arbres du jardin, mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, car du jour où tu en mangeras, tu mourras certainement.”
Ces “chérubins” n’ont jamais pu assimiler les notions de bien et de mal. Si leur condition fait d’eux des morts en sursis, ils cherchent à rester en vie quitte à transgresser toute forme de morale. Dans l’académie, la violence est morale par des propos encore plus blessants que les armes maniées, mais surtout physique à travers des rites d’initiation poussés. À ce titre, ces séquences de bizutage provoquent une forme de malaise chez le spectateur. Les fantômes de ces jeunes âmes continuent de hanter la série, on pense à Rosie Larsen, à Bullett et tous ces autres que l’on a vu passer. Seattle les vampirise et tous ont rêvé d’une vie meilleure. Comme le dit Kyle à juste titre : “I just wanna get out of Seattle. I hate the rain.”
Au-delà de cette jeunesse perdue, le rôle de la parentalité a échoué. Sarah Linden n’est pas la bonne mère qu’elle aurait dû être, elle retrouve une occasion de le devenir en retrouvant sa propre mère qui l’avait abandonnée. Les parents de Kyle n’ont été qu’une source de haine permanente envers leur fils, qui cherche une figure maternelle chez Rayne, elle-même héritière d’une enfance difficile. La série n’a jamais proposé une cellule familiale saine et structurée comme si elle servait d’avertissement pour le spectateur, comme une voie qu’il ne serait pas bon ton d’emprunter. Même Holder, futur père, vit dans la peur et le pessimisme de ne pas assumer son rôle qu’il considère déjà maudit (“I’m gonna mess up our kid.”). Être parent c’est souffrir, tel est le message que transmettent les personnages tout au long de l’histoire. Alors ils s’échappent de leur responsabilité, ils bousculent les codes sociaux. Leur rapport à l’autorité est marginalisé, les relations humaines sont pour le plus souvent tendues quand elles ne virent pas à la confrontation.
Linden et Holder luttent depuis l’épisode pilote pour leur seule obsession : la quête de la vérité. Cette saison, elle s’avère même être une quête rédemptionnelle. Si leurs démons ne peuvent être vaincus, trouver la vérité est un bon moyen de les maintenir à distance. Mais comme toujours, à force de traquer les faux-semblants, la réalité se fond parfois dans les suppositions, les doutes. Lorsque la vérité n’arrange personne, il faut l’adapter à sa convenance. Linden se perd corps et âme dans la cause de Kyle (qui, comme elle, a vu sa vie brisée par le désamour), Holder tente désespérément de la “maintenir” en vie. Lui est un survivant, il a vu la mort et se bat pour “rester” vivant. Elle a amené la mort sur Skinner, et depuis a cessé de vivre. Obsédés par leur soif axiomatique sur la tuerie des Stansbury, ils doivent paradoxalement créer leur propre vérité sur le meurtre de Skinner afin de sauver leur peau. Pressés par la menace de Reddick dont l’enquête sur le meurtre de Skinner progresse dangereusement, le duo franchit plus d’une fois la ligne jaune. Après tout, ils sont aussi paumés que les victimes et les criminels qu’ils fréquentent. Reddick n’est pas le ringard qu’ils croyaient et s’avère être d’une efficacité si redoutable qu’ils enchaînent les erreurs grossières. Ils fautent dans leur secret, comme si leur envie de faire éclater la vérité les forçait à être découverts. La conclusion se manifestera avec un fantôme du passé, une fois de plus. Et laissera à Linden une sensation de happy-end cynique et encore plus noir qu’un destin incarcéré.
“The only people you care about are dead.”
The Killing s’achève donc, marquée par le sceau de la mort, mais non sans une note d’espoir. Cette saison aura été l’occasion de confirmer que cette série fut un polar de grande qualité, avec son côté un peu vieille école mais dont l’esthétique sublime (encore plus poussée dans ces derniers épisodes avec une recherche dans la composition de ses cadres) aura su lui conférer un niveau de grande envergure.
Tout ne fut pas parfait et on peut regretter ce format réduit qui a amené les auteurs à des raccourcis narratifs parfois gênants (l’arrivée de la mère de Linden, la rechute de Holder dans la drogue) dont la pertinence reste modérée. Il faut peut-être voir dans la fin de cette oeuvre le chant du cygne du polar froid au classicisme établi au profit d’une nouvelle ère qu’une série comme True Detective a pu ouvrir cette année. Il est indéniable que The Killing restera une référence incontournable du polar télévisuel. Ses histoires et ses personnages ont su transcender le genre, et bon nombre de moments mémorables de la série resteront dans l’histoire des séries télé. C’est aussi ça, la marque des grands.