Les parodies de Tarzan sont nombreuses et célèbres : de la série animée des sixties Georges of the jungle à son adaptation calamiteuse en long métrage à la fin des années 90, en passant par la paillarde Honte de la jungle, le personnage d’Edgar Rice Burroughs n’a vraiment pas été épargné par des contempteurs plus ou moins inspirés. Pour relever le niveau, on peut ajouter à cette liste Gilles la jungle, créé en 1984 par Claude Cloutier dans le mensuel canadien disjoncté Titanic.
Lors d’une récente réunion secrète de la loge bédéphile de Chro, un de nos valeureux contributeurs se plaignait de la raréfaction des bandes dessinées drôles, vraiment drôles, de celles où on roule sous les tables en se tenant le ventre et les côtes et en pleurant la joie de se voir arracher de si francs éclats de rire. Nul doute que cet album saura répondre à ses vœux, et à tous ceux qui, comme lui, veulent profiter de l’été pour se remuscler les zygomatiques. On pourrait convoquer des références comme les Monty Python ou Glen Baxter pour convaincre de l’efficacité de l’humour déployé par Cloutier, mais on ne toucherait pas pour autant à sa spécificité. Graphiquement, le dessinateur adopte un style assez réaliste, avec un noir et blanc hachuré à la lisière du crayonné – en apparence, on n’est donc pas dans les canons du comique dessiné, et l’humour ne transitera d’ailleurs jamais vraiment par le visuel (sauf à de rares moments, comme sur la couverture du live, où l’on voit le héros cruellement blessé par une flèche-ventouse). Le texte, en revanche, assume une grande part de la cocasserie de l’album : d’abord, par le décalage grotesque qu’il instaure sans cesse avec le dessin, et par son détournement massif de tous les lieux communs et poncifs imaginables. Mais il ne s’agit pas seulement de se moquer des ficelles un peu trop grosses des kitchissimes serials d’antan, car : l’entreprise est plus vaste. Chaque tournure de phrase ou expression figée est parasitée pour en révéler l’aberration, et c’est tout notre rapport au langage, à nos représentations culturelles et à notre réalité qui s’effondre. On navigue ainsi entre contre-sens et formulations inappropriées, dans un vacillement permanant qui confine à l’ivresse de l’absurde. L’impact poétique de Jarry n’est jamais loin, et la foudre du non-sens ionescien frappe à plusieurs reprises le lecteur, pour son plus grand bonheur. Il suffit de citer le texte pour s’en rendre compte : « Le bambin, habilement déguisé en dessous de table, se faufile à travers le village Sigouin et s’échappe dans la jungle à la recherche de Gilles, hurlant son nom à voix basse pour ne pas réveiller les soupçons ». Nul besoin de se livrer à l’exercice du commentaire pour comprendre que le réel a été laissé au seuil de la bande dessinée, et que Cloutier propose de s’amuser avec ses débris.
En réalité, Gilles la jungle n’est pas à proprement parler une parodie de Tarzan, mais un délire pataphysique inspiré d’un roman-photo italien des années 60 intitulé Kimba. La nuance n’est pas anodine, car elle apporte une touche pop à la bande dessinée de Claude Cloutier, notamment par le jeu sur la trame rouge orangé, qui contraste avec les hachures hirsutes qui dominent l’ensemble. C’est elles, surtout, que l’on retient, tant elles donnent une vivacité à ce dessin que l’on croirait presque voir s’animer sous nos yeux. Et ce n’est sans doute pas par hasard si on a parfois le sentiment de regarder une sorte de Bill Plympton en devenir, car la bande dessinée n’est pas la vocation dernière de l’auteur, qui depuis la fin des années 80 s’est entièrement consacré au cinéma d’animation. Heureuse nouvelles, La Pastèque va continuer à rééditer ses créations en papier – ce qui augure encore bien des heures de rigolades.