Ce qui frappe à l’écoute de ce nouvel album de Cure, c’est à quel point on est en territoire connu. Dès que la guitare sèche et la basse ronde d’Out of this world se sont posées sur son rythme traînant, et ce jusqu’à l’ultime râle de Bloodflowers, on traverse des paysages familiers, aux sons de guitare et au chant reconnaissables entre mille puisque ça fait vingt ans que Robert Smith, paysagiste en chef, les élabore. Autant dire que si vous n’avez jamais apprécié, ça ne va pas changer aujourd’hui, mais pour les fans cet album mérite le détour.
A propos des fans : si peu de groupes des 80’s se sont forgés un son et une image aussi marqués que Cure, ça n’a pas été sans problème pour leur leader. Souvent réduit à son image gothique, Smith aura pourtant toujours alterné dynamiques pop songs et longs morceaux torturés, par exemple le léger Let’s go to bed après l’apocalyptique Pornography, « to piss everyone off with a really idiotic pop song » selon lui. Cet homme a plus d’une corde à son arc, sa discographie est riche, laissons-le donc se déguiser en ours et gigoter au son de mariachis quand ça lui chante, car même sur ses albums jugés « mineurs » parce qu’hétéroclites (Kiss me kiss me kiss me ou Wild mood swings), il y a toujours eu des morceaux graves comme ceux de ce Bloodflowers. Une constance palpable lors de son récent passage à NPA, où il apparut comme l’éternel ado les pieds en dedans, affranchi des modes qui changent, Peter Pan à la fois fiable et à côté de la plaque.
Pas de révolution donc, l’album fait d’abord penser à un petit frère de Disintegration avec plus de guitares et encore plus de nostalgie, offrant de longs morceaux aux tempos moyens dans un registre délimité par d’un côté Watching me fall, onze minutes de chute traversée de saturation, et de l’autre There is no if, courte chanson romantique minée de l’intérieur. Comme souvent, beaucoup des paroles de Smith peuvent s‘appliquer aussi bien à des sentiments amoureux que « professionnels », et celui-ci ayant proclamé partout que cet album serait le dernier, on ne se gênera pas pour en trouver l’explication dans des lignes comme « I used to feed the fire, but the fire is almost out » sur le morceau 39. Lassitude, nostalgie, fatigue, tout ça défile dans The Last day of summer, épuré et poignant : « It used to be so easy, I never even tried. » Sur d’autres morceaux ça ne marche pas toujours aussi bien, Maybe someday passe ainsi sans séduire, et même le joliment las The Loudest sound semble manquer d’un petit quelque chose.
Robert Smith a quarante ans, Cure en a vingt, et il a acquis un savoir-faire en écriture et en production que l’on sent pour la première fois aussi fortement. Nos réserves sur cet album viennent de là, et font qu’on a du mal à adhérer à ses cris de « These flowers will always die » sur le titre de conclusion Bloodflowers, surlignés de guitare quasi pompière. Il chante par ailleurs peut-être mieux que jamais (Where the birds always sing), mais l’uniformité de la palette de l’album et le fait qu’il ait élaboré ces tons il y a dix ans (bien qu’il affirme avoir ici trouvé « LE son Cure ») tempèrent l’enthousiasme. Plus généralement, on pourra regretter qu’un groupe qui savait aussi bien se renouveler ait maintenant choisi (depuis Disintegration ?) une plus grande lisibilité, en réduisant presque la gamme de ses morceaux à deux opposés : tristes confessions sur musique lancinante ou joyeux récit power-pop, loin du savant brouillage des frontières qu’il pratiquait jusqu’alors. On peut alors conclure par ce petit paradoxe : plus vous avez d’albums de Cure, plus vous avez de chances d’être sensibles à cet opus « dans la continuité », mais plus vous en avez, moins il vous semblera remarquable.