Constitué de deux couples, Serge & Dominique et Charly & Marie, dandys soignés, charismatiques et iconoclastes dans la ville des Verts à la douce époque de Manufrance, les membres de Cha Cha Guitri partagent une même fascination pour une certaine utopie moderniste : celle des avants-gardes du début du XXème siècle, du Bauhaus et de Mohly Nagy, des films de Marcel L’Herbier (Le Vertige, avec ses décors de Robert Mallet-Stevens et ses costumes de Robert et Sonia Delaunay) ou de Jacques Tati, mais aussi celle des trente glorieuses, de l’âge atomique, des arts ménagers, du triomphe de la société de consommation sur la civilisation, des objets sur les hommes, de la ligne claire sur le flou artistique…

Le groupe a sorti deux cassettes sur Kronchstadt, tirées à cent exemplaires, et a fait en tout et pour tout deux concerts en 1981 : le premier à Saint-Étienne, le deuxième à Lyon. En pleine période növö, ces jeunes gens mödernes de province ne sont pas sans ignorer les nouvelles orientations du paysage musical européen : l’arrivée des synthétiseurs est en train de réaménager le territoire folk-hippy encore en friche à ce moment-là et, dans un tel contexte, Cha Cha Guitri peut s’appréhender comme le Kraftwerk de Saint-Étienne. Un titre comme Hymne au confort et son catalogue de termes électro-ménager (Moulinex, Aspirator, Ventilator, Telefunken…) en est une preuve flagrante. À l’instar de leurs cousins germains, ils œuvrent à l’élaboration d’une pop électronique-expérimentale, mutante et répétitive, en correspondance avec les arts visuels : la première cassette sera notamment enfermée dans un cube de glace en plastique, illuminé de l’intérieur par de petites diodes. Inutile de dire que cet objet tiré à l’époque à quelques exemplaires est désormais une pièce de collection hors de prix. Les paroles de leurs miniatures electropop sont tantôt minimalistes, tantôt dadaïstes, mêlant clins d’oeil à Sigmund Freud (Totem und tabu), à l’art nègre, aux supermarchés Casino des années 80 dont « les néons blancs éclairent des visages gris »… À la différence près que chez Cha Cha Guitri, si une certaine distanciation et une austérité glaciale sont assez frappantes dans leur son, les chassés-croisés entre les vocaux masculin-féminin (Monsieur Madame) renvoient à davantage de frivolité chic et d’humanité que chez les mensch maschine. Échange tout aussi laconique et impénétrable que leur musique avec Serge Valla, l’un des protagonistes du groupe, qui est resté l’un des plus fervents activistes de la scène expérimentale de Saint Etienne.

 

Comment s’est formé Cha Cha Guitri ?

Serge : Les filles se connaissaient du lycée, les garçons jouaient dans des formations différentes – folk, rock – avec des concerts régionaux. Dans les villes de moyenne importance, tous les musiciens se connaissaient. C’est comme ça que j’ai rencontré Charly, nous jouions en duo pour le plaisir, guitare-batterie. Pour ma part, j’ai toujours été attiré par l’électronique, les techniques d’enregistrement en studio… Je n’avais pas plus de quatorze ans quand j’ai acheté le 45 tours Musique concrète N°2, sur lequel figuraient des pièces de Luc Ferrari, Pierre Schaeffer et Xenakis. La révélation ! L’électrophone familial en a beaucoup souffert !!! Branchement de micro pour générer des feedbacks… Quant à Charly, il a troqué la batterie et la basse de Marie pour une TR-808 et un Roland SH-101. Moi j’avais déjà l’EMS AKS, le Roland système 100M, le séquencer etc., plus un Teac 4-pistes, Revox, table de mix. Echo Dynacor… Tout le matériel était dans le home studio. Nous étions déjà en couple avec Domi et Marie et trois ou quatre soirs par semaine, c’était musique. En premier la composition rythmique-mélodie, puis les textes et enregistrement.

Où achetiez-vous votre matériel ?

Serge : Nous le commandions dans les magasins de musique stéphanois qui n’avaient jamais vus de synthé modulaire. L’AKS c’était une occase, achetée à Paris en 77. Et puis sinon lors de quelques voyages à Londres, nous en profitions pour faire quelques emplettes. L’enregistrement se faisait en 4-pistes synchro, en évitant les trackings afin de garder la meilleure qualité possible. Mais comme il y avait plusieurs instruments par piste, cela impliquait un pré-mix et une anticipation du morceau. Mixage et hop ! Tout cela chez moi.

Quelles étaient vos influences majeures au moment de la création de Cha Cha Guitri, en art, musique, cinéma… ?

Serge : Le krautrock, l’électronique, CAN, Amon Düül 2, Kraftwerk, Conrad Schnitzler, Harmonia, Eno, Télex, YMO, Glenn Branca, PIL, Christina. En art, l’expo PARIS-MOSCOU à Beaubourg, Man Ray, le design années 50-60, Sonia Delaunay, Michaux, Warhol… Pour ce qui est du cinéma: Antonioni, Fassbinder, Tati.

Existait-il une scène pop/synth-wave à Saint-Étienne en 1981 ? Ou étiez-vous tout seul à produire ce type de musique dans la Loire ? Comment se sont passés les concerts que vous avez faits ?

Serge : Non, nous étions les seuls extraterrestres de la région… Peut-être avec les I, un groupe ami d’avant-garde prog-rock qui sévissait en même temps que nous à Saint-Étienne, dans des tenues d’extraterrestres… Les concerts de Cha Cha Guitri étaient super chouettes, nous avions quelques fans vraiment accros.

Du design aux tenues vestimentaires, en passant par des textes mêlant poésie non-sensique, psychanalyse et l’esprit frais et délicieusement désuet des années 80, vous pensiez à tout. Il est incroyable que votre musique soit passée au travers de tous les radars.  Était-ce un souhait de conserver une certaine confidentialité à la chose, ou est-ce dû au fait qu’il fut très difficile pour un groupe avant-gardiste stéphanois de prendre son envol ?

Serge : Oui, il était très agréable de faire sonner Totem et Tabou dans une composition très fraîche, avec des voix sexy… Totem und tabu pour nos amis Ralf, Karl, Wolfgang, Florian. Et le problème était que nous prenions beaucoup de plaisir à composer. Le peu de concerts que nous avons fait, ce sont nos amis qui nous ont vraiment poussés à les faire. Comme il fallait que ce soit  »parfait », c’était beaucoup de travail, mais c’était fort agréable. Oui, nous gardions une confidentialité, les cassettes étaient diffusées dans les très très nombreuses fêtes entre amis. Non, ce ne fût pas trop difficile d’avoir les contacts, grâce à la rencontre dans une fête d’Alain Maneval lui aussi stéphanois, qui nous invita ensuite dans les studios d’Europe 1. Puis rendez-vous avec Constantin de Virgin pour un éventuel disque… Mais nous restions très,  »trop », détachés par rapport aux majors et pas vraiment prêts à faire la moindre concession  »tête de bois ».

Quels échos ont eu vos deux cassettes dans la presse, dans le monde de l’art, de la pop ?

Serge : Le peu de retours sur nos K7 et performances-concerts étaient plutôt positifs. Il y a eu quelques articles dans la presse, notamment dans un magazine dont je ne me souviens plus du nom, mais cela restait très confidentiel.

Connaissiez-vous les gens de la scène lyonnaise, comme Marie et les garçons par exemple ? Et Elli & Jacno, Télex, Mathématiques Modernes, Nini Raviolette, enfin toute la scène synth-wave française de l’époque ?

Serge : Nous allions au Roll Mops à Lyon écouter Marie et les garçons, Starshooter… Et nous écoutions les disques d’Elli & Jacno oui. Les vacances : 1980 à Bruxelles pour Télex, 1981 direction Berlin et Düsseldorf pour Kraftwerk.

Pour les voir en concert ?  

Serge : Non, nous n’avons pas vu Télex, Bruxelles c’était juste pour sentir l’ambiance. À Düsseldorf, nous avons rencontré Karl Bartos, lui avons poser quelques questions, mais nous l’avons plutôt joué fans transis… Le soir, nous nous sommes retrouvés dans une boîte pour quelques pas de danse. Puis nous les avons vus en concert au Transbo à Lyon en 81.

Votre disque préféré de Kraftwerk ?

Serge : Radioactivity, Trans-Europe Express, Computer World.

Que devenez-vous aujourd’hui ?

Serge : Marie a été longtemps modiste à la Comédie de Saint-Étienne, Domi s’occupe des arts plastiques en école maternelle, Charly donne des cours de dessin et fait toujours de la musique. Et moi, musique pour le théâtre, performance et musique électronique tous les jours !!!

Quelle type de musique écoutez-vous ces temps-ci ?

Serge : Toujours du KRAUT, de l’électronique psyché, et, faisant partie d’une assoc’ TOTO n’aime pas la soupe qui organise un festival de  »Musique innovatrice 22ème édition » au Musée de la mine à Saint-Étienne, toute la scène alternative.

Suite à cette réédition inattendue, avez-vous l’intention d’enregistrer de nouveaux morceaux? Envisagez-vous une reformation du groupe ?

Serge : Reformation du groupe, non, vraiment pas. Par contre, nous avons encore pas mal de choses sur bandes et remasterisées prêtes à ressortir… Alors bien sûr, pourquoi pas un autre Cha Cha !!!

Comment s’est effectué la rencontre avec Serendip Lab et Born Bad ?

Serge : Après quelques difficultés à trouver nos contacts, Serendip Lab et Born Bad nous ont téléphoné. Puis Frédéric et J.B. sont venus nous rencontrer à Saint-Étienne, les Cha Cha étaient au complet. Nous avons replongé dans les bandes et les albums photos top 80 et voilà.

1981, était-ce une belle époque ?

Serge : Les années 80, peut-être la dernière utopie. L’avenir souriait aux jeunes gens modernes.

 

Unique lien : (pas de youtube ChaCha Guitri encore hélas!)

http://shop.bornbadrecords.net/album/french-synth-wave-st-etienne-1981