Toujours là pour nous rappeler qu’une littérature populaire de qualité est possible, Michael Chabon revient avec un joli pavé sur la culture noire-américaine en Californie, plus précisément à Oakland, à la pointe nord de Telegraph Avenue, celle qui touche le bord méridional de l’Université de Berkeley. Lieu épicentrique de la contre-culture dans les années 1960, cette portion de rue est réputée pour ses librairies, cinémas, disquaires, galeries, bars et restaurant, et on l’imagine bien, aujourd’hui, en équivalent de Saint-Germain ou Montmartre, soit un lieu de boboïtude consommée. Chabon choisit justement de centrer son récit sur un magasin de disques qui lutte contre la gentrification, autour duquel gravite une faune haute en couleurs, garante d’une certaine tradition, qui vit un rapport compliqué à la modernité, dans laquelle elle voit une menace à plusieurs niveaux : uniformisation des goûts, dématérialisation des biens culturels, centralisation des services, autant de facteurs qui contribuent à la disparition d’un mode de vie fondé sur la passion exploratrice et la collectionnite aiguë.
Autour de « Brokeland Records », donc, disquaire fragilisé par l’implantation d’un méga-centre commercial, fleurissent les intrigues comme autant de symboles des conflits générationnels, culturels, ou identitaires spécifiques à la ville d’Oakland. Archy et Nat sont deux vendeurs au bord de la faillite, l’un grand Noir expansif, l’autre petit Juif névrosé, qui se demandent s’il est bien la peine de se dresser encore et toujours contre l’inexorable ; leurs épouses, Gwen et Aviva, sont des sages-femmes indépendantes en conflit avec le milieu hospitalier, dont la méfiance relève autant de l’idéologie anti-New-Age que, peut-être, d’une forme de racisme latent ; Luther et Valleta, anciennes stars du cinéma seventies de kung-fu et de blaxploitation, ont des problèmes d’argent et cherchent à faire chanter un conseiller municipal pour un meurtre commis à l’époque des Black Panthers ; Julius et Titus, enfin, représentent la nouvelle génération de Telegraph Avenue, geek jusqu’au bout des ongles, qui décortique les films de Tarantino plan par plan et se pose de grosses questions d’identité (familiale, sexuelle, etc.).
Si ces intrigues sont inégalement passionnantes, le style de Chabon suffit à rendre l’ensemble fluide et, la plupart du temps, absolument jouissif. Champion toutes catégories de la métaphore, l’auteur est un véritable artificier des mots qui puise dans l’imaginaire des comics, du kung-fu, du jazz ou de la gnose les éléments de langage permettant de transformer le réel en kaléidoscope magique, plaisant et distrayant : c’est une bande-dessinée, c’est un film (façon blockbuster psychédélique) que nous avons sous les yeux. Et, suprême effet de l’art, déjà magistralement employé dans Les Extraordinaires aventures de Kavalier & Clay, l’ensemble n’oublie jamais d’être émouvant, sous son humour picaresque permanent. Émouvant mais pas larmoyant, quand les thèmes récurrents de Chabon inviteraient peut-être à l’être : homosexualité, judéité, divorce, tout ce qui infuse ses livres depuis Les Mystères de Pittsburgh (1988) est là, mais passé à la moulinette du funk et des arts martiaux, ramené à un élément de comédie douce-amère sur la transmission et la nostalgie, le temps qui passe et les choses qui meurent. Un peu éreintant, parfois, mais incontestablement brillant.
« Telegraph Avenue », de Michael Chabon (Robert Laffont)