Comment est venue l’idée de réunir ces trois courts métrages pour une sortie en salles ?
C’était une proposition du distributeur Capricci. J’en étais très heureux, parce que je n’ai jamais envisagé le court métrage comme un premier pas dans l’attente du long, mais comme une forme à explorer pour elle-même. J’aime bien penser mon travail à la façon d’un écrivain de contes, qui rassemblerait dans un seul livre une suite de nouvelles.
Ces trois films sont assez disparates mais, comme toute votre filmographie, qui a quelque chose d’un carnet de voyage, ils sont au carrefour de plusieurs cultures : Liberdade commence comme un film de braquage en Angola, Taprobana est un biopic sur un poète portugais aux Indes, Ennui Ennui se termine sur la confession d’un drone en Afghanistan…
Nous vivons aujourd’hui dans un monde submergé par une variété de cultures, et je trouve intéressant de creuser ce mélange, d’explorer une hybridité qui n’était même pas concevable il y a cent cinquante ans. Par exemple, dans Liberdade (co-réalisé avec Benjamin Crotty), l’idée était d’utiliser une histoire d’amour entre un jeune garçon et une jeune fille, et de filmer ce motif très cliché dans une esthétique volontairement commerciale, avec steady-cam et couchers de soleil. Sauf que le lieu et le contexte sont différents : ce ne sont plus deux WASP en banlieue californienne, mais un Angolais et une Chinoise à Luanda. Le moteur du projet tient dans ce clash entre un genre cinématographique associé à une culture dominante, et une géographique inattendue.
Est-ce que ce sont les voyages qui motivent vos idées, ou l’inverse ?
Mes voyages sont déterminés par un intérêt pour la situation économique, politique ou culturelle d’une région. Je cherche des contextes qui soient un peu symptomatiques du monde contemporain. Je fais donc d’abord le voyage, puis j’écris un film sur place. Pour Liberdade, Benjamin Crotty et moi étions avant tout intéressés par la migration chinoise en Afrique, les connexions économiques entre l’Angola et la Chine…
Votre cinéma, surtout à ses débuts (Too Manny Daddies…, Visionary Iraq – co-réalisé avec Benjamin Crotty), donne le sentiment de vouloir recréer la magie du cinéma hollywoodien avec trois bouts de ficelles, deux spots et une machine à fumée…
J’aime cette idée que les studios hollywoodiens ont réussi à fabriquer des paysages et des lieux exotiques dans de grands hangars à Los Angeles. Cette magic factory, c’est le grand pouvoir d’Hollywood, mais aussi la source de son insensibilité – comme s’il suffisait de verser de la fumée autour de quelques palmiers pour représenter l’Autre et sa culture. Recréer cela à une échelle minuscule est un moyen pour moi de souligner les aberrations morales de ce processus. Reconstituer le guerre en Irak dans un mini-studio pour Visionary Irak, c’est une façon de dire l’impossibilité de parler de ce contexte dans de telles conditions. Et c’est pourquoi on a assumé cet amateurisme jusqu’au bout : il n’y avait que nous deux dans l’équipe, on a joué les huit personnages tout en filmant. À l’époque, je faisais ça dans un esprit volontairement amateur, un peu punk : recréer un système de production spectaculaire, une atmosphère de war film, mais entre quatre murs, avec deux personnes, du polystyrène et une Éclair ACL…
Pourquoi avoir progressivement abandonné ces tournages minuscules, presque en aquarium, pour des fictions au grand air, dans de grands espaces ?
C’est une autre façon de questionner les formes du cinéma hollywoodien, qui a par exemple beaucoup utilisé Hawaï pour y reconstituer la guerre du Vietnam. Je reste fasciné par cette capacité de tricher, ce mensonge propre à Hollywood. Pour Ennui Ennui, j’ai choisi de reconstituer l’Afghanistan dans les paysages volcaniques d’Auvergne et du Limousin.
Et jusqu’à ce film, vous privilégiez le 16 mm…
La pellicule est une contrainte que je me suis très vite imposé. C’était une manière de conjurer mon attirance pour une certaine infantilité punk ou situationniste : le chaos du détournement, de l’absurde, de l’informe. Je disposais de peu de bobines, du fait de budgets extrêmement réduits, et ne pouvais donc me permettre de filmer n’importe quoi n’importe comment. La pellicule exige une attention qui me retenait de prendre des directions trop bordéliques.
En revanche, Ennui ennui a été tourné en numérique, et semble avoir bénéficié d’une production plus « traditionnelle ».
Taprobana et Ennui Ennui, tournés coup sur coup, ont vraiment deux modèles de production très différents. Le premier est proche de mes anciens projets (très petit budget, très petite équipe), tandis que l’autre a en effet suivi une logique plus traditionnelle (équipement et acteurs professionnels, séparation des tâches). Cela m’a permis de réaliser que mon prochain projet, qui sera un long-métrage, devra trouver un juste milieu entre cette méthode classique et une autre plus expérimentale.
C’est d’autant plus nouveau dans votre filmographie que vous avez toujours tourné beaucoup et très vite. Cette vitesse d’exécution est-elle nécessaire à vos projets ?
J’ai tourné Ennui Ennui en quatre jours, de façon archi-speed, en bouclant jusqu’à cinquante plans par jour. C’est en amont que le film m’a demandé plus de travail, mais moins pour des raisons logistiques que parce c’était la première fois que je m’interrogeais vraiment sur les ressorts comiques. La logique du gag demande d’autant plus d’attention et de précision, on ne peut pas vraiment l’improviser.
De fait, Ennui Ennui assume pleinement une pente burlesque qui était plus diffuse jusqu’ici : vos précédents films avaient une nature plus ironique…
Oui, leur relation au rire était plus distante. Probablement parce qu’ils étaient destinés à une audience plus spécifique, plus cinéphile ou cultivée – et donc plus limitée. Sauf qu’en vérité j’ai toujours été intéressé par le cinéma populaire : par les films de genre, d’abord, mais surtout par la comédie. C’est ce qui m’a fait choisir le cinéma, alors que mon parcours m’orientait plutôt vers l’art contemporain : le fait que ce soit un art de masse, un base art, et non un art d’élite. Son potentiel politique est beaucoup plus grand que, disons, celui d’une exposition.
Cette dimension politique doit-elle passer, comme le suggère vos films, par une forme de provocation ?
Disons que c’est une pente qu’Ennui Ennui a particulièrement suivie, en visant une forme d’obscénité. En ce moment, je regarde beaucoup de films pour enfants, les films Disney ou Pixar, afin de déterminer s’il est vraiment nécessaire d’en passer par l’obscène pour provoquer le rire.
Il y a néanmoins une constante dans ces films, c’est que tous sont traversés par des enjeux d’ordre sexuel : le poète de Taprobana qui disserte pendant une fellation, le garçon de Liberdade qui braque une pharmacie pour du Viagra, le Taliban d’Ennui Ennui qui doit violer une princesse pour devenir seigneur de guerre… Le sexe y est toujours un détonateur pour le récit.
Je suis régulièrement irrité par l’utilisation du sexe dans l’art, et en particulier au cinéma où il est une sorte de valeur ajouté pour faire rester les gens dans la salle. C’est généralement un simple outil pour servir la commercialisation de la culture. J’ai été très influencé par la lecture de Gravity’s Rainbow de Thomas Pynchon. C’est l’histoire d’un détective du gouvernement qui, à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, essaie de prévoir la chute de missiles V2 sur Londres. Il étale une grande carte de la ville et commence à noter les positionnements et les dates de chaque bombardement, en essayant d’échafauder une logique à partir de cette cartographie complètement aléatoire. En parallèle, on suit une autre histoire, dans lequel un soldat Américain multiplie les histoires d’amour à Londres. Et — coïncidence ou non ? — à chaque fois que ce soldat fait l’amour dans une endroit, une bombe y tombe 24 heures après. Si bien que le détective commence à poursuivre ce soldat américain et ses aventures sexuelles. On ne saura évidemment jamais si cette connexion était tangible ou pas, si le gouvernement américain avait implanté un tracking ship sur le soldat pour orienter les bombes, ou si c’était juste le hasard de la vie. Reste que cette correspondance, cette interaction entre des pulsions de désir et des enjeux guerriers ou politiques, a toujours fait sens pour moi. Je suis convaincu que la plupart des grandes transformations morales ou idéologiques sont en vérité motivées par des intérêts personnels ou privés. Et à la base de tous mes films, il y a cette idée d’établir une connexion entre le désir et les choix supposément politiques qui sont faits au jour le jour.