Dans le RER, où l’entoure une armée de figurants concentrés sur leur partition de quidams exemplaires, le personnage d’Anaïs Demoustier s’étonne : « La vache, dix heures de trajet par semaine ! ». C’est ainsi que, chez Pascale Ferran, l’étonnement frappe les anonymes, quand sur le chemin du travail ils méditent leur triste condition : comme un éclair statistique, une foudre tombée du ciel de l’INSEE, qui leur fait dire « la vache ! » avec les yeux ouverts tout ronds pour aider le spectateur à situer la voix-off dans le cheptel des gens ordinaires. Mais il n’y a pas qu’eux, les ordinaires, qui s’étonnent. Il y a aussi les oiseaux et les Japonais. Les premiers sous les traits d’un moineau surprise, qui surgit vers la fin du scénario où on l’avait planqué comme un cadeau Bonux. À son tour, le moineau s’étonne en voix-off, en vertu d’un tour de passe-passe qui est le clou du film et dont on ne dira rien pour ne pas gâcher la surprise : « Mais qu’est-ce que c’est que ce truc ? », s’égosille-t-il en regardant ses petites pattes fourchues. Le Japonais, quant à lui, s’étonne sans voix-off quand il voit surgir le moineau à sa fenêtre : un haussement de sourcils lui suffit, signe d’une disponibilité toute japonaise à ces joies de l’étonnement que réserve, à qui sait la reconnaître, la poésie de la Nature. Mais le plus grand étonné de l’affaire, c’est bien le film. Le moindre poncif y est un El Dorado : c’est une symphonie de l’étonnement, élevée sur un océan de platitudes.
Si bien qu’il faut se poser avec le plus grand sérieux la question qui était sur toutes les lèvres au moment où le film fut annoncé : où était passée Pascale Ferran ? Dans quelle faille spatio-temporelle avait-elle disparu après le triomphe de Lady Chatterley, le discours des Césars, la création du Club des 13, pour être frappée au retour de sa retraite d’une pareille stupeur devant le contemporain ? On comprend que le choc ait été rude : il y a de quoi tomber de sa chaise quand on découvre d’un seul coup l’existence des baladeurs MP3, de Skype et des aéroports ; comme il y a de quoi s’étonner, dans le métro, de voir le vulgum pecus pianoter sur un téléphone portatif au lieu de converser avec son voisin de siège.
Pascale Ferran aurait-elle ouvert un journal pendant ces sept ans, Bird people se serait peut-être épargné ces records de tautologie illuminée : filmer le visage d’un enfant émerveillé par l’envol d’un avion puis raccorder sur celui d’un adulte, cadre sup fatigué, qui ne s’émerveille pas et replonge les yeux dans l’écran de son laptop ; donner à entendre les ruminations des passagers d’une rame de RER (ici la liste des courses, là les impôts), tous ostensiblement coiffés de casques hi-fi ou cramponnés à leurs smartphones ; ou encore : montrer le même cadre sup s’amuser d’une vidéo youtube sur le même laptop, dans un taxi dont le chauffeur essaie vainement d’engager la conversation. Ce qui sidère ici, ce n’est pas tant que Ferran ait voulu plancher à son tour sur ce sujet dont le cinéma mondial fait son miel depuis plus de dix ans – mots-clefs : économie mondialisée, flux et réseaux, hypersolitude contemporaine. C’est qu’il ait pu lui sembler opportun d’en faire un exposé aussi plat et littéral, avec l’aplomb d’un Prix Nobel d’anthropologie. C’est que, après Lady Chatterley, elle se soit piquée de faire un film « contemporain » (puisque c’est l’ambition qu’elle revendique), mais comme on fait un mauvais film en costumes : en transformant le moindre personnage en VRP de son époque, dans un décor taillé dans le carton-pâte des idées reçues.
Ainsi le film entrecroise-t-il les parcours de deux personnages, condamnés à demeurer de purs personnages de papier. L’un, cadre sup américain de passage à Paris sur le chemin de Dubaï, pour une réunion express qui le voit dire trois banalités avec l’accent (dans son cours de rattrapage sur les nouvelles technologies, Ferran a visiblement fait l’impasse sur la visioconférence). L’autre, jeune femme de chambre embauchée dans un grand hôtel d’aéroport, où séjourne l’Américain (et pour la faire exister comme femme de chambre, il faut au film une vingtaine de plans qui la montrent enfilant son uniforme ou en train de ranger des fioles de shampoing dans son caddie). Tous deux, comprend-on assez vite, étouffent dans l’étau de l’économie 2.0. Comment Ferran s’y prend-elle, pour mettre en scène cet étau ? Du côté du cadre sup, en le filmant en train de jouer à Tetris dans sa chambre d’hôtel, de nuit, sous un écran de télé diffusant la météo mondiale, tandis qu’à deux pas les avions décollent et que dort, sous sa table de chevet, un exemplaire fort à propos d’un roman de J.G. Ballard. Du côté de la femme de chambre : en lui faisant ouvrir systématiquement les fenêtres de toutes les pièces qu’elle traverse. Ce qui sidère réellement ici, c’est de voir à quel point ni le scénario ni la mise en scène ne font l’effort de croire, ne serait-ce qu’une seconde, à l’existence de ces personnages, si bien que le film réussit le prodige de sonner intégralement faux – la palme revenant à ce pauvre figurant américain chargé de figurer la grande entreprise mondialisée à coups de « réunion à Dubaï » et de « contrats avec Stuggart » braillés dans un Blackberry, et si mal dirigé que son accent, pourtant vrai, sonne faux lui aussi.
À qui s’offusquerait de voir Ferran s’enfoncer ainsi dans les sous-sols d’un naturalisme contre lequel elle bataille, depuis toujours, à longueur d’interviews, le film oppose une parade redoutable. Cette parade, c’est le fameux coup de force dont-on-ne-peut-rien-dire, sinon qu’il a vocation à réenchanter le morne tableau de l’époque. Sans dévoiler le pot aux roses, disons quand même une chose ou deux. D’abord, que ce virage en effet stupéfiant, qui délègue le point de vue du film à une autre espèce, ne fait en fait que préciser le regard qu’il pose depuis le début sur « les gens » (puisque c’est d’eux qu’il s’agit) : regard en surplomb, survol par-dessus des pantins. Ensuite, que cette grosse bouffée de poésie aurait pu être assez belle, à la condition, encore une fois, que le film se soit donné les moyens d’y croire. Le montage de cette partie a duré, dit-on, près de dix mois. C’est peut-être le temps qu’il a fallu à sa monteuse pour faire admettre à Pascale Ferran l’incapacité de ses images à faire exister cette soudaine envolée, et la nécessité de sauver les meubles avec : 1- une voix-off mongoloïde empruntée à Saturnin le canard 2- un tube de Bowie trouvé sur les étals de tarte à la crème réservés d’ordinaire aux créatifs de Publicis.
Et c’est ici que Bird people parvient, tout de même, à étonner – et même deux fois. Une première, devant l’effarante impuissance de sa mise en scène (et, disons-le au passage, la laideur insane de son image). Une seconde, devant l’accueil qui lui est fait, et dont l’enthousiasme revient tout de même à nier une persistante odeur d’accident industriel. Il n’y a pourtant pas à se pencher beaucoup pour la renifler, il suffit de suivre les voix-off : par exemple celle qui, dite par Mathieu Amalric, surgit de nulle part au premier tiers du film pour le secourir d’un premier tournant incompréhensible sans elle. La liste est longue, des scènes grotesquement ratées et pourtant étouffées aujourd’hui sous les trompettes des dithyrambes. Gageons qu’en confessant avec beaucoup de clairvoyance, dans l’interview qu’elle a donnée à Libération, un goût très fort pour « l’appel du vide », Pascale Ferran n’osait rêver que tout le monde finirait par y plonger avec elle.