Tu as récemment tourné avec Congotronics vs Rockers (Konono N°1, Kasai Allstars, Deerhoof, Wildbirds & Peacedrums et Matt Mehlan de Skeletons). Est-ce que c’a été inspirant, est-ce que ça a changé ta manière de travailler, de composer ?
Je crois que les influences sont définies quand on est tout jeune. Et quand on grandit, quand la conscience grandit en nous, on peut choisir ce qui nous plait ou pas, mais on ne peut pas choisir ce que l’on est. Si tu aimes beaucoup quelque chose, tu peux le copier, l’imiter, bien sûr, mais moi je ne vois pas d’influences qui m’aient vraiment atteintes, dans les… 45 dernières années (rires). Mais après, c’est vrai qu’il y a des attitudes, comme jouer plus fort, plus sauvagement, auxquelles tu peux prendre le goût. Parce que là, avec Congotronics, c’était une guerre de volume. D’ailleurs, j’ai presque perdu une oreille. Les Konono jouaient vraiment très fort. Augustin, au likembe, jouait juste à côté de moi, et c’est pour ça que j’ai failli perdre une oreille.
Du coup, tu joues plus fort désormais ?
Non, parce que ma façon de jouer seule n’y change rien : tout passe par une machine. Je joue plus fort quand je joue avec d’autres personnes et que je n’ai pas de machines, ni de percussions. Avec Congotronics, je tapais très, très fort sur une cymbale, et c’était une telle décharge ! J’aurais bien aimé être batteuse, mais j’ai été trop flemmarde, je n’ai pas appris. Mais je ressens cette espèce d’énergie physique, qui bouge d’autres choses dans le corps, que je ne connais pas très bien, mais que je comprendrai peut-être un jour. Sur mon album précédent, Un dia, je jouais avec les mêmes instruments que d’habitude, et je faisais les parties rythmiques avec une guitare, le plus souvent. Mais apparemment, les gens entendaient une batterie : ils ont besoin de reconnaître une batterie, ils ont besoin de reconnaître une rythmique moins « tacite », plus expressive, plus présente. Alors que ce n’est pas le rythme qui change avec une batterie, mais l’attitude. De même pour la guitare électrique, que je viens de découvrir : quand tu te branches à un ampli, deux notes suffisent pour produire un effet très fort. Je ne sais pas s’il s’agit d’influences nouvelles, mais ce sont de belles découvertes.
Ta musique me semble de plus en plus dansante. Est-ce que ça relève de cette nouvelle dimension, plus physique ?
C’est génial que tu me dises ça parce que ça fait des années que j’ai envie de faire de la musique pour danser, pas forcément électronique, mais sur laquelle on puisse danser du début à la fin. Et là, depuis Un dia, les gens dansent beaucoup plus. J’aime beaucoup jouer de la batterie, mais je ne joue pas comme il faut, parce que je joue avec deux mains seulement. Après c’est un peu compliqué à adapter ça sur scène.
Est-ce que ta musique contient des éléments de ton pays d’origine, l’Argentine ? Peut-on y voir une hybridation avec la musique occidentale ?
Pas vraiment non. Déjà le mot « hybride » a un sens un peu péjoratif en espagnol. Ca veut dire « ni l’un ni l’autre », ce n’est rien. Je sais que tu ne le dis pas dans ce sens, mais j’ai toujours fait la même chose, qui a plus ou moins évolué. Il n’y a pas beaucoup de différences entre mes albums, j’ai trouvé quelque chose qui me représente, et j’ai continué sur ce chemin, sans intégrer de nouvelles influences. Bien sûr, quand on est dans une famille d’écrivain, on a une certaine façon de parler et on ne se rend pas compte qu’on a tout pris de cette famille. Je suis né en Argentine et j’ai probablement toutes les influences des Argentins et peut-être plus, parce que mes parents étaient spécialement mélomanes, ma mère est folle de musique, elle passait des disques tout le temps quand j’étais enfant. Je ne sais pas ce que j’ai pris de ce que j’ai écouté ou entendu. Les influences c’est un peu inconscient, mais ça réveille des choses que tu as à déjà l’intérieur de toi. Si deux enfants écoutent la même musique, ils ne feront pas forcément la même musique.
Ta musique sort souvent de l’échelle chromatique, par de l’open-tuning ou des micro-tonalités. C’est quelque chose que tu as étudié, travaillé ?
Oui, j’adore « détuner » mes instruments, j’aime tout ce qui n’est pas carré. C’est un ami qui m’a ouvert la porte au monde des claviers, que je n’aimais pas à cause des productions des années 80. Il m’a appris à programmer les sons. Il avait des super sons sur son clavier, qu’il avait programmé lui-même. J’ai découvert les oscillateurs, les enveloppes, tous ces paramètres qui changent la musique. Maintenant je travaille avec un Korg 01, que je trimbale partout, qui pèse trois tonnes. Mais aucun autre clavier ne me donne autant satisfaction. Il est très versatile et il y a plein de paramètres que tu peux changer. J’ai découvert ça en 1996, tout cet univers de possibilités. J’aime bien quand ça arrive, ce son qui te met dans un état étrange. Si je devais trouver une analogie, ce serait comme mettre des vêtements trop serrés sur les bras et trop larges sur les poignets : une sorte de « malaise confortable », quelque chose qui te décentre. Après, ces éléments se superposent en couches, en strates. J’aime bien les artistes qui délivrent leur musique comme un tout, dont tu n’arrives pas à distinguer les parties. Tu ne peux pas dire : « Ah ça c’est la guitare, ça la basse, ça la batterie. » Je n’analyse pas la musique mais je reçois l’ensemble.
Tu travailles seule. Comment fabriques-tu tes morceaux ?
Je me mets à jouer, j’improvise, sans idée préconçue. Je joue, je joue, je m’arrête, je me fais un thé, je déprime un peu parce que je ne trouve rien, jusqu’à ce que je commence à sentir que quelque chose a changé. Et là j’enregistre. Enfin, pas toujours, parce que quand c’est trop bien, souvent, j’oublie de m’enregistrer. Je joue, je joue, je joue et je me dis « Merde, j’aurais du tout enregistrer ! » Alors j’enregistre la fin de cet élan, qui est parti, et après, en écoutant, j’essaie de recréer cet esprit, et petit à petit je rajoute des éléments. C’est une construction, et en général, la composition, la production, le mixage, tout vient en même temps. Après, une fois que c’est mixé, je vais en studio avec quelqu’un qui arrange, pendant cinq-six jours, les fréquences, qui équilibre le tout. Ma fille hier, m’a envoyé ce disque de Beck, The information, qui est mixé de manière très étrange : le début du morceau a un son très faible, très petit, une guitare, une batterie, une basse… et d’un seul coup il y a un son très fort, un bruit invraisemblable, et puis des voix qui viennent dans le refrain, trop fortes.. On dirait que c’est mixé n’importe comment, ça a l’air complètement débile, mais l’effet est très étrange, inquiétant. Si ce n’était pas Beck, je ne sais pas comment on aurait pris ça, si on l’aurait accepté. Mais je trouve que ce n’est pas une mauvaise idée, ça pourrait m’inspirer pour un prochain album…
Il y a une chanson sur ton dernier album, Ferocisimo, où tu parles du « bruit partout ». Tu peux nous parler de cette impression de bruit partout ?
Oui j’ai l’impression que les gens ont besoin de ce bruit. Un matin, je suis allé sur une petite plage au bord du Rio de la Plata, le fleuve argentin, très tôt, j’avais déposé ma fille à l’école, il y avait un très beau lever de soleil et nous sommes allé sur une petite terrasse. Et la serveuse est venue, nous a demandé ce qu’on voulait boire, et tout de suite elle a dit « Attendez, je vais vous mettre la radio tout de suite ! » On lui a dit « Non, non, surtout pas ». Et elle a répondu « Mais c’est trop silencieux comme ça ! ». Je ne comprends pas ça. Récemment aussi, j’ai fait un voyage en bateau de Bilbao à Londres, et je croyais que ça allait être le plus romantique des voyages, 40 heures de bateau. Mais il y avait de la musique partout, même sur le pont ! J’ai demandé pourquoi il y avait de la musique partout, et on m’a dit « Parce que les gens se sentent intimidés par le silence, ils n’osent plus parler. ». Moi j’avais envie d’entendre la mer, les mouettes, me sentir un peu en moi-même. Les gens ont besoin d’avoir du son, du bruit, tout le temps autour d’eux. Les bruits de la pluie, ou des constructions, ne me dérangent pas : ce sont des bruits nécessaires. Tu tapes sur un clou avec un marteau, ça va s’arrêter une fois que tu auras mis ton tableau sur le mur, ce n’est pas un bruit constant qui rend fou. Pour moi la musique, c’est du bruit, et rares sont les moments où on ne fait qu’écouter. Des amis disent de moi que je n’aime pas la musique, parce que je demande tout le temps à ce qu’on coupe la musique pour que je puisse entendre les gens parler. Je n’ai pas cette capacité d’écouter deux choses en même temps…
Vidéos :
Juana Molina – Tiny Desk Concert
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