Chez Samuel Fuller, la violence est autant un sujet qu’un carburant. Autrement dit, une affaire de scénario comme de mise en scène, contenue dans la promesse (donc le spectacle) d’un inévitable surgissement. Mais si on ne sait jamais quand elle va surgir, on sait toujours comment puisque Fuller, précisément, n’eut de cesse d’en faire l’archéologie. Comme tous les grands cinéastes américains, Fuller parle depuis l’Amérique et la violence est donc toujours, chez lui, consubstantielle à l’histoire du pays – il suffit de se souvenir, entre autre, d’Underworld USA ou de Shock Corridor. Mais puisqu’il s’agit aussi d’en faire le spectacle, il ne pouvait trouver meilleur adaptation, dans les dernières années de sa carrière, que celle de Chien blanc, roman autobiographique de Romain Gary dont l’action se situe à Hollywood.
Le film s’appelle White Dog, il ressort en copies neuves et n’a rien perdu de son actualité. En fait de violence, il est ici question de racisme. C’est-à-dire d’une violence ciblée, mais ici progressivement dépouillée de son but pour être rendue à elle-même. Parce qu’elle l’a renversé sur les collines d’Hollywood, puis soigné, une jeune comédienne décide de garder pour elle un magnifique chien blanc, qui lui montre bientôt sa reconnaissance en la sauvant des griffes d’un homme qui tente de la violer. Il fait nuit, tous les violeurs sont gris ; mais quand, un peu plus tard, le chien attaque deux autres personnes, on comprend progressivement (avec cette impression de surgissement au ralenti de la violence) qu’à travers ses victimes il s’en prend en fait à une couleur. Elles sont noires, il est blanc, la cause est entendue : le chien a été conditionné, Dressé pour tuer. Car le racisme est évidemment un apprentissage, et le voir incarner par un chien plutôt que par son maître, c’est le rendre à une violence plus grande, parce que collective plutôt que singulière. Le maître en question est gardé pour la fin, et à le voir on lui donnerait le bon Dieu sans confession, dans une scène surprenante qui en dit long sur le caractère enfoui de cette violence immémoriale. Creuser toujours plus profond, c’est pour Fuller débusquer les racines du mal dans la nécrose sociale, l’inconscient historique d’un pays d’abord construit sur le rejet.
Comme Gary et sa compagne Jean Seberg, qui tentèrent de déconditionner leur chien auprès d’un dresseur noir, Fuller (un pessimiste pourtant) pense lui aussi que l’animal peut être reprogrammé. C’est là que le film commence vraiment. Le remède se trouve donc dans le mal (d’un côté comme de l’autre la méthode est la même). Le dresseur en fait une affaire personnelle, c’est son dernier combat, il voudra tout tenter. Le racisme, surtout chez les chiens, n’est peut-être pas une maladie incurable. D’ailleurs, comment l’a-t-il attrapée ? Il suffit par exemple, explique le dresseur, de « payer un SDF noir, de l’obliger à frapper la pauvre bête dès son plus jeune âge, en échange de nourriture ». D’une peur à l’autre, de deux faiblesses, faire ainsi les patients rouages d’une haine à venir. Ressaisir le chien comme individu aimant et aimé, lui redonner confiance et sécurité, serait donc possible.
Mais si Fuller croit à l’innocence singulière, les hommes restent collectivement coupables. En retrouvant sa singularité au terme de son réapprentissage, le chien blanc pourrait perdre la conscience du collectif (jusqu’ici séparé entre blancs et noirs), pour ne plus savoir quoi faire de son individualité retrouvée, dépourvu du repère commode qui avait gouverné son existence… Sur ce point, il faut évidemment laisser la fin en suspens, comme Fuller le fait lui-même dans un stupéfiant vortex émotionnel qui prélude à la dernière scène : un travelling circulaire entoure le dresseur et le chien, joue contre joue, et retarde au maximum le moment de dévoiler le visage du chien ; c’est une étreinte et pourtant la violence est toujours potentiellement là, embusquée, prête à mordre. C’est l’un ou l’autre, la morsure ou le baiser. Et là que se tient la beauté de White Dog, tout entière dans cette terrifiante alternative.