Avec son premier film Monsters, Gareth Edwards venait rappeler à quel point la science-fiction bon marché profitait de devoir contrevenir aux impératifs spectaculaires du genre, pour travailler à quelque chose de plus flottant et pointilliste. Disons, une sorte de naturalisme du désastre. Ainsi, pas d’invasion explosive à la Independence Day, mais une simple quotidienneté de la désolation, s’incrustant d’autant plus tranquillement dans les creux du monde qu’elle ne concernait que quelques pays émergents (l’Amérique centrale ici ; l’Afrique du Sud dans District 9). L’extra-terrestre n’y était qu’une plaie de plus, un parasite avec qui la population devait cohabiter comme avec des guérilleros ou des anacondas. Parqués dans la jungle moite, une tripotée de gros poulpes foutaient la pagaille en ville deux trois fois par an, tandis que derrière leur gigantesque muraille, les États-Unis faisaient la sourde oreille, non sans condescendre à abandonner ses régions du Sud aux rapts ponctuels.
Entre Amérique centrale délabrée et Louisiane post-Katrina, cet ancien responsable des effets-spéciaux n’avait donc besoin que de quelques CGI bien foutus, progressant dans la pénombre et le brouillard, pour révéler le diagnostic inquiet de paysages déjà à l’agonie. Même goût du subterfuge pour ce Godzilla, où malgré un budget de 160 millions et un tournage confortablement installé en studio, Edwards ne rate pas une occasion de dissimuler de nouveau ses chimères, les amalgamant à la nuit et aux particules, préférant à la frontalité de la rencontre la beauté mystérieuse du surgissement. Dans le disaster movie, nul n’ignore que le monstre comme la catastrophe sont uniquement là pour problématiser un trouble. Que la destruction massive est moins d’ordre naturelle que psychologique, un refoulé que l’homme s’inflige pour recoller les morceaux (familiaux, patriotiques) : la créature est juste une manière de faire passer le message. Sauf que dans ce reboot d’anniversaire (la série souffle ses 60 bougies), le message paraît vouloir demeurer secret jusqu’au bout, comme enterré dans les profondeurs où le colosse sommeilla pendant si longtemps.
Pourtant, histoire de filer sans délai la métaphore, le récit s’en prend directement à une centrale nucléaire des côtes japonaises : secousses anormales, surchauffe en son coeur, gros trauma des familles. On n’en saura pas beaucoup plus ; sinon que quinze ans plus tard, cet ersatz de Fukushima semble déjà enterré et que, plus loin, au moment d’ouvrir le caveau atomique, surgira en lieu et place du lézard attendu une autre bestiole (un MUTO, pour Massive Unidentified Terrestrial Organism), sorte de grosse sauterelle biomécanique pas du tout avenante. C’est la première bonne surprise de ce Godzilla : sa douce saveur de blockbuster à l’ancienne, qui sait que la réussite du spectacle est affaire de patience et de frustration, d’écarts et d’ajournements. Avec son intrigue boule de neige, qui prend sans cesse la tangente et brouille les cartes, le film rappelle parfois la belle méticulosité narrative du Spielberg des seventies. Du roi de l’entertainment, le réalisateur britannique n’atteint évidemment jamais la rondeur impeccable, mais cultive comme lui cet art du pas de deux, entre storytelling classique et rétention du spectaculaire. La scène d’action s’y envisage avant tout comme un alliage, l’instant de fulgurance où, chauffés à haute température, l’idée et le spectacle fusionnent.
Chez le père d’E.T. et de Jurassic Park, on sait qu’avant d’être deux entités qui s’affrontent, l’humain et le monstre sont deux étrangetés qui se regardent, se surprennent, s’étonnent, s’ajustent parfois. Pas d’interaction du 3eme type chez Edwards (on garde encore en mémoire l’incongru finish de Monsters, qui achevait son road-movie sur une parade sexuelle entre deux extra-terrestres). Ici, les titans semblent se désintéresser des hommes pour vaquer à leurs occupations (les MUTO cherchent à se reproduire, Godzilla cherche à les éliminer). Il faut dire que l’humain y est aussi dérisoire que décevant (fadeur terrible du personnage principal), et ne parait remplir d’autre fonction que rendre compte, par la petitesse de son échelle et l’inutilité de son action, de la démesure d’un affrontement en vérité strictement symbolique : entre un fossile réveillé par le cauchemar du nucléaire, et un couple de prédateurs biberonnés aux radiations.
Il y a donc deux films dans Godzilla : l’un avec des hommes (soyons honnête, pas fameux), l’autre avec des dieux (disons-le, remarquable, racé, presque minimaliste). Si le second a le bon goût de tourner le dos au premier, celui-là a la modestie de baisser pavillon très vite. Car jamais il ne s’agira pour l’homme de combattre une menace, mais plutôt d’assister, en spectateur hagard et impuissant, à un spectacle de la nature qui ne le concerne plus que par ricochet. Dans le ciel cendreux de San Francisco, des militaires sautent d’un avion en chute libre, une mère cherche son enfant, des débris s’amoncellent par tombereaux. Et pourtant, lorsqu’un gigantesque building s’effondre, que le verre et la pierre s’abattent sur le sol, c’est bien pour Godzilla qu’on tremble. D’ailleurs, si sa carcasse s’apparente le temps d’un instant à un nouveau Ground zero, c’est pour mieux s’en déprendre : ressusciter devant nos yeux, rejoindre la mer avec indifférence, s’évanouir en ses profondeurs. Conclusion muette et implacable, qui ne dit pas grand chose mais laisse quand même entendre, sèchement, que le destin du monde n’est peut-être plus entre nos mains. Ah il sera joyeux et terrible ce jour où l’homme comprendra que la nature, aussi impitoyable soit-elle, ne peut lui vouloir que du bien.