Bonjour.

Winter Sleep (Nuri Bilge Ceylan)
Le rideau s’ouvre sur le drapé onctueux des montagnes d’Anatolie, où marche un homme à la mine sombre, rendu minuscule par le décor. Dangereusement programmé à l’heure de la sieste, et avec ce titre à la limite du gag, le Nuri Bilge Ceylan laisse donc entrevoir dès son entame le programme à quoi ses précédents films nous ont habitué : pompe métaphysique sur carte postale 16/9, intense rumination, météo chargée, forte envie de suicide dès la troisième bobine. Sauf que non, pas vraiment. Certes Ceylan prend un virage mesuré, et son nouvel opus n’a pas grand-chose à voir avec Spring Breakers. Mais on comprend vite, passé Schubert et le travelling un peu pesant au bout duquel s’imprime le titre, qu’il s’est décidé à un grand ménage de printemps. Faisant un usage nettement plus parcimonieux de la pente monumentaliste qu’il avait dévalée jusque-là, il donne plutôt ici dans le (bon) théâtre (bien) filmé, installé dans l’hôtel où règne, au milieu de nulle part, un bourgeois cultivé. Un bourgeois qui se rêve dramaturge et qui impose une tyrannie masquée à sa femme comme aux miséreux alentours, auxquels il loue des taudis et qu’il traite comme ses sujets. Dans cette cocotte-minute où il laisse lentement monter la pression, Ceylan ausculte les différents visages de l’humiliation, sociale (violence refoulée de part et d’autre des rapports de classe, dans la rencontre plusieurs fois rejouée avec un locataire obséquieux) et domestique (une cruelle et toute bergmanienne maïeutique de couple). Tout cela, évidemment, sent fort l’encaustique, mais il faut admettre que Ceylan fait preuve d’une précision et d’une finesse d’écriture assez exemplaires, aérant avec doigté son petit théâtre avec quelques plans extérieurs très efficaces – dont l’un, filmant l’agonie d’un cheval, menace de faire exploser le compteur à métaphore mais reste néanmoins impressionnant. Cette mécanique de précision, qui fait ressembler le film à une sorte de belle horloge en merisier, n’est certes pas d’une grande modernité, mais sa réussite est assez indéniable. Voilà sans doute, déjà, un sérieux candidat pour la Palme 2014. Pour la Palme 1974, en tout cas, c’est dans la poche.
Jérôme Momcilovic

Saint-Laurent (Bertrand Bonello)
Le film de Bonello était attendu, et il n’aura pas déçu les amateurs de L’Appolonide. Pas déçu, parce qu’il impose encore un peu plus haut une puissance visuelle que personne – au moins en France – ne peut lui contester. Il faut dire que le cinéaste est suffisamment malin pour élire des sujets dont l’imaginaire peut accueillir confortablement ses désirs d’orfèvre. S’il parcourt tout du long des éléments biographiques de son personnage, le film brise ainsi la structure linéaire du biopic pour éparpiller très vite l’identité de son sujet en une myriade de reflets, où s’effile  un ruban mémoriel de plans en miroirs et de scènes rimées. Cette plongée sidérante aussi bien dans les obsessions figuratives d’un créateur que dans les axes esthétiques de son époque forme ainsi la part la plus séduisante du film, dépassant de loin le simple catalogue d’images pour former un voyage rêvé mais âpre dans les formes visuelles. Dans ce registre-ci, Bonello est incontestablement devenu un maître.  Mais un maître glacial dont on a encore peine à voir où se situent le cœur et les poumons. St-Laurent reprend ainsi la formule du précédent film, en tournant indéfiniment autour d’un centre fuyant, d’une image donnée puis reprise, dont le film serait à la fois l’élucidation et le dépassement. Formule double, faut-il ajouter, puisque les images sont ici deux, l’une qui occupe la première partie du film, l’autre prenant ensuite le relais avec l’apparition du corps en porcelaine ébréchée d’Helmut Berger. Le cinéaste fait ainsi des approches autour de son sujet sans jamais vouloir tout à fait s’y engager, laissant le spectateur tout à son hébétude. On sent bien pourtant que son cinéma est obsédé par ce que la technique moderne a fait au corps humain (très belles scènes dans l’atelier de couture, montré comme un laboratoire puritain) et l’appel de la souillure que ce travail civilisateur appelle en retour. Mais voilà, tout à ses rêves de film-cerveau, Bonello préfère rester dans le murmure figuratif de ses tourments d’artiste.  En cela, on peut prédire que Winding Refn, dont il partage le même genre de montage abstrait, se battra pour qu’il ait un prix.
Guillaume Orignac

It Follows – David Robert Mitchell
Un film d’horreur arty et impressionnant, qui cache (mais pas vraiment) un conte triste de l’adolescence. Surprise ? Pas vraiment, puisqu’avec son précédent film, le très beau The Myth of the American Sleepover, découvert lui aussi à la semaine de la Critique voilà quatre ans, David Robert Mitchell avait réalisé à l’inverse un subtil teen movie filmé comme un film d’horreur. Une poignée de jeunes gens y déambulait d’une soirée pyjama à une autre (d’où ce titre énigmatique), empruntant les trottoirs d’une banlieue pavillonnaire revenue directement de Halloween, et finissait dans la pénombre d’un « tunnel of love » où les uns et les autres chassaient des baisers selon un quasi protocole de slasher. Ici l’argument est réellement fantastique, et on ne peut pas en dire trop sinon qu’une sorte de malédiction passe d’un adolescent à l’autre, comme un virus, par le sexe. Pareille intrigue invite fortement à penser à une bande dessinée superbe et célèbre – le Black Hole de Charles Burns, dont l’adaptation un temps envisagée semble remise aux calendes grecques et qui n’en projette pas moins ici ses rayons les plus ardents. La grande beauté du film tient à ce que Mitchell, jouant sans trop d’afféterie le jeu du genre, laisse démarrer son intrigue sans délai ni la moindre mise en place, et la laissant proliférer par brusques à-coups dans le circuit fermé d’une adolescence livrée à elle-même – aucun parent en vue, pas plus que dans The Myth… Parmi d’autres films, on pense à ce sujet aux Griffes de la nuit, qui faisait le même genre de portrait d’une jeunesse poursuivie par la peur elle-même – et cette peur bien sûr, c’est d’abord celle de l’âge adulte, tel qu’il se transmet par l’éveil du désir. On pense à d’autres choses, parce que le film en cite beaucoup, à la fois très explicitement mais sans jamais forcer les coutures de son histoire : Carpenter évidemment (à nouveau les travellings/corridors de Halloween, ainsi que quelques effets d’apparitions ; surtout la scène magistrale de L’Antre de la folie qui faisait arriver un tueur dans la profondeur de champ, derrière la vitre d’un diner – c’est un peu la matrice de tout le film), et même Tourneur, ce qui ne manque pas d’aplomb, avec un finale revenue d’une scène fameuse de La Féline. Sans jamais être tout à fait génial, le film reste tenu de bout en bout, vraiment singulier et habité – espérons que ce coup-ci ses distributeurs lui ouvriront la voie des salles.
JM

Relatos Salvajes
Succès à l’applaudimètre dans la salle grand public où il était projeté, le film argentin n’avait peut-être pas vraiment sa place en compétition officielle. Non qu’il soit franchement mauvais (il est même plutôt réussi, c’est à dire drôle, habile dans son écriture et efficace dans sa mise en scène), mais cette comédie à sketchs, inspirée des Monstres de Dino Risi, n’a pas d’autre ambition que d’offrir quelques moments de jubilation méchante, de manière inégale. Reste que pour un public argentin (on lui prédit un immense succès dans le pays), le film est en osmose totale avec l’état d’esprit qui règne là-bas. Une méchante comédie jouant son rôle de purge sociale, donc, ce qui est pas mal, mais ne fait pas une palme.
GO

 

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PALME

Au centre de la pièce et de l’image, un très vieux monsieur est assis sur une chaise anormalement haute qui lui donne une posture de roi. Il est fatigué mais ses yeux, rougis sur les bords par ce genre de conjonctivite qu’ont toujours les très vieux, sont rieurs. Il a eu une longue vie, passée à produire plus de 300 films. Des films avec Jean-Claude Van Damme, Michael Dudikoff, et des filles en bikini. Mais aussi un film de Cassavetes, un de Konchalovsky, un autre de Barbet Schroeder et un de Godard dont le contrat, célèbre, fut signé sur une nappe de papier. Jeune homme, à Tel Aviv, il avait mis toutes les économies accumulées depuis sa Bar-Mitzvah dans un premier film qui, il en était sûr, lui ouvrirait la voie d’une autre, puis celle des Oscars à Hollywood. Il a fini par aller à Hollywood, dont il est devenu le tout dernier nabab, en produisant des films de ninjas. Sur sa très haute chaise, il voit entrer d’un œil complice mais méfiant son ancien associé de la Cannon, qui est aussi son cousin et avec qui il est resté longtemps fâché. Le cousin n’a pas le temps d’en placer une, le vieux l’interpelle en hurlant à moitié, avec toutes les forces de ses 84 ans : « Hey Yoram, je viens de finir un nouveau scénario ! C’est du béton armé ! Produis ça avec moi, et je te jure qu’on a l’Oscar ! »
(The Go-Go boys – The inside story of Cannon Films, Hilla Medalia, projeté à Cannes classic)
JM

 

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FACEPALM

Au milieu de la fête où le cerne une armée indifférente de professionnels du cinéma, il tient du bout des doigts, penaud, une coupe de champagne qu’il ne sirote pas. Il est seul comme le sont parfois, à Cannes, ces festivaliers trop jeunes ou trop loin des bons réseaux pour pouvoir se fondre parmi la foule des mondains. Ce n’est pourtant pas un inconnu. Il y a sept ans, il sortait un film consacré à une chanteuse française à cheveux crépus et voix grinçante, et comme le film lui avait valu un pass pour les Oscars, ceux qui le snobent aujourd’hui lui baisaient alors les pieds. Que s’est-il passé pour que, ce soir, plus personne ne trinque avec lui ? Peu de choses : il vient de présenter, en ouverture du festival, un film à peine plus mauvais. Mais les courbettes de la décennie passée se sont transformées en coups de matraques : on lui en veut d’avoir gâché l’apéro, et certains lui reprochent d’avoir fait un film politiquement douteux parce qu’il a filmé Monaco en oubliant de glisser dans son film un cours d’éducation civique sur les vertus des prélèvements obligatoires. Alors il finit par rentrer à l’hôtel, tout seul, en repensant en chemin à sa belle soirée à Hollywood, en 2007.
(Olivier Dahan à la soirée Canal Plus, le 16 mai)
JM