Sur le papier, la reprise du personnage de Choc laissait présager une fausse bonne idée. Monsieur Choc, « Chevalier maléfique » de la bande dessinée franco-belge, et éternel ennemi intime de Tif et Tondu, possède un pouvoir de fascination inaltérable. Méchant de grande classe, aussi esthète que cruel, son aura va jusqu’à rayonner outre-Atlantique où, à la fin des années 90, Gary Gianni s’était plus ou moins explicitement inspiré de lui pour créer Benedict, le héros des Monstermen. On ne peut donc de ce point de vue que se réjouir de retrouver le personnage dans de nouvelles aventures machiavéliques, le rôle-titre en prime. Mais le pitch des Fantômes de Knightgrave annonce le pire : il s’agit ici de révéler l’identité de Choc, d’escamoter la surface impénétrable de son heaume pour lui substituer les traits d’un visage forcément décevant, de lever le masque et ainsi de dissiper toute la profondeur insondable entretenue depuis la création du personnage, en 1955 (1).
Les premières planches de l’album semblent confirmer ces craintes : au milieu des années 50, le personnage revient sur ses origines alors qu’il acquiert un vieux château abandonné. Au fil de ses déambulations, des flashs révèlent de furtifs épisodes de sa jeunesse. Ce n’est plus alors seulement la démythification qui est à redouter, mais ce genre de niaiseries psychologisantes auxquelles certains auteurs se croient obligés de céder pour donner plus d’épaisseur à leur personnage. Traumatismes de l’enfance, poids du malheur et béance de la fêlure : l’inexorable destin préfabriqué des fictions réchauffées. Et puis, il se passe quelque chose. L’histoire prend peu à peu, au rythme de flashbacks défiant la linéarité narrative, où s’entremêlent et se télescopent des récits enchâssés répartis sur les cinq premières décennies du XXe siècle. L’ambiguïté des péripéties intrigue, la subtilité des enchaînements séduit, le mouvement lancinant de la narration emporte le lecteur au grès des échos qui font se répondre passé et présent. Les fantômes de l’amour valsent avec ceux de l’horreur, et l’abjection tournoie au bras de la mélancolie. Même les images qui paraissaient au début de l’album si dérangeantes de naïveté finissent par glisser dans un saisissant cauchemar surréaliste.
L’instabilité bégayante du récit, toujours dans un entre-deux, n’est pas étrangère à l’addiction de Choc pour la morphine, comme si le parti-pris de narration avait pour but de rendre compte d’un état second, flottant et dérangé. Le motif de la pie en est révélateur. L’oiseau revient continuellement dans l’histoire, obsession accablante rappelant le corbeau d’Edgar Allan Poe. Dans la tradition populaire, la pie est un symbole de mauvais augure, et c’est bien pour cela qu’elle manifeste avec insistance sa présence auprès de Choc. Avec son plumage noir taché de blanc (à moins que ce ne soit l’inverse), qui rappelle l’habit en « queue de pie » de Choc, elle se fait porteuse d’ambivalence, étendard d’un album où les repères moraux ne cessent de s’intervertir. Les vicissitudes de son existence favorisent une certaine empathie pour le personnage, mais les exactions dont il est responsable trahissent toute son inhumanité.
Car Les Fantômes de Knightgrave n’a pas pour ambition de justifier le comportement de Choc, pas plus qu’il ne tente d’apporter un éclairage définitif sur le personnage, comme on pouvait le craindre. Au contraire, Choc est étrangement absent du récit. D’autres protagonistes agissent pour son compte, bien plus inquiétants – lui n’incarne qu’un spectateur en retrait, à qui il arrive même de se dissoudre dans les brumes des narcotiques. Ainsi, les auteurs ne cherchent pas à remplir le vide derrière le masque, mais plutôt à le creuser, jusqu’à y dénicher la figure du manque.
Car le sujet de la bande dessinée n’est pas tant Choc que le problème de la filiation. Le thème y est décliné avec obstination au fil des pages. Choc s’y découvre plusieurs pères qui faillissent tous plus ou moins gravement. Un père de cœur, traumatisé par la Première Guerre mondiale, dans laquelle il a perdu ses amis, un bras et une partie de sa personnalité. Un père de substitution, comte anglais qui le prend sous son aile et lui donne le goût des belles choses, mais dont l’absence sera fatale au jeune garçon. Une figure du père excessivement autoritaire en la personne d’un gardien de maison de redressement, qui achève de réduire l’enfant à néant. Et un géniteur, enfin, dont on ne sait rien, si ce n’est qu’il a cruellement violé la mère du personnage – l’acte se répétera dans le domaine du comte, comme pour boucler la boucle… Cette thématique de la filiation tisse une toile plus vaste encore, en revenant à travers le destin de Choc sur l’enfance du XXe siècle, les origines de notre effroyable modernité assoiffée de pouvoir et de possession, accouchée dans les champs de bataille sanglants de la Grande Guerre, élevée au milieu des conflits sociaux où se rejoue l’infatigable injustice du monde. Les auteurs ne montrent pas la naissance du mal, mais l’apparition d’une irréparable aliénation de l’être entre impuissance et ambition. Choc est le fruit de cet écartèlement, jusque dans son apparence même : le smoking appartient au comte, tandis que le heaume se réfère à la tâche qui était assignée à l’enfant, l’entretien de la collection d’armures exposées dans les couloirs du château. Soit d’un côté le pouvoir et de l’autre l’asservissement. Impossible de tuer le père, pour Choc, puisque ce sont tous ses pères successifs qui l’ont tué, lui. Ne lui reste plus qu’à hanter le monde de la présence de leur absence.
D’autant qu’Éric Maltaite, le dessinateur de l’album, n’est autre que le fils de Will, icône classique de la bande dessinée franco-belge, principal animateur de la série Tif et Tondu, et créateur avec Rosy du personnage de Choc. De son côté, le scénariste n’est pas totalement étranger à la chaîne des filiations, puisqu’il a été dans les années 80 le dessinateur la série Billy The Cat, écrite par Stephen Desberg, lui-même scénariste à la même époque de plusieurs Tif et Tondu qui avaient marqué le grand retour de Choc. Tout cela ressemble donc bien à une affaire de famille, de celles où les fils marchent dans les pas de leur père, se glissent derrière le même masque, et réinventent finalement une mythologie.
(1) Sur la fascination qu’exerce le masque de Choc, on pourra se rapporter au texte « Du Crime considéré comme un des Beaux-Arts », paru dans Kaboom n°5.