« Born Bad Goes Pop », titre le Point Éphémère pour présenter la prochaine soirée consacrée au label parisien, plus connu pour son rock’n’roll bruyant et mauvais garçon, vaguement issu de la scène garage traditionnelle (Frustration, Cheveu, Catholic Spray…), que pour ses refrains radiogéniques. Pourtant, Jean-Baptiste Guillot a fait prendre à son label un sacré virage en privilégiant récemment les sorties catchy (Alex Rossi) et en construisant des passerelles avec des milieux en apparence éloignés (ressortie de l’album de Julien Gasc, proche de la bande Aquaserge). A son image, c’est tout un pan de la scène garage qui s’intéresse de plus près aux orchestrations sophistiquées et aux mélodies soignées, et si l’on a de toute évidence moins écouté l’album de T.I.T.S. (meilleurs sur scène) que celui de Dorian Pimpernel (meilleur au casque), on s’est aussi surpris à moins s’interroger sur la place de Drop dans la discographie de Thee Oh Sees qu’à dépouiller minutieusement celle, non moins pléthorique, de leurs anciens compagnons de route The Fresh & Onlys, à l’évolution pour le moins emblématique.
Le premier album du quatuor, composé d’anciens vendeurs d’Amoeba Music à Berkeley, sort en 2008 sur le label de John Dwyer, Castle Face Records, l’associant de facto à la scène néo-garage de San Francisco (Ty Segall, Thee Oh Sees, etc.). Suivent deux années où le groupe randonne dans le circuit indé et s’arrête aux refuges les plus fameux (Captured Tracks, In the Red, Sacred Bones), pour une multitude de singles, EPs, splits et LPs, qui culmine dans le très bon Play It Strange (2010), sommet de garage pop où Tim Cohen, chanteur et compositeur, fait preuve d’une aisance mélodique au-dessus de la moyenne, et Wymond Miles, guitariste, d’un sens de l’habillage évoquant une version californienne de Johnny Marr. Problème : à l’heure où des millions de groupes imitent eux aussi les Black Lips, ce savoir-faire n’empêche pas The Fresh & Onlys de rester des seconds couteaux, bons dans leur genre, fondus dans la masse.
Tim Cohen affûte alors sa plume dans Magick Trick, side-project bourré de mélodies à tomber, et Wymond Miles explore d’autres territoires musicaux, plus cold, dans un projet solo qui accouche de deux LPs chez Sacred Bones. En 2012, le groupe décide de ne plus se voiler la face, et d’assumer son goût pour la pop pure, sans disto ni reverb’ : c’est Long Slow Dance chez Mexican Summer, un album qui fait la part belle aux lignes mélodiques, sur une orchestration simple, sous-mixée derrière la guitare acoustique et le chant mélancolique de Cohen : on pense aux premiers Echo & The Bunnymen, aux Smiths, aux Chills, bref à la pop indé 80’s, sensible, dépouillée, languissante (même si un morceau comme « Long Slow Dance » rappelle aussi les Shins). Après l’EP Soothsayer (2013), qui voit l’atmosphère des morceaux se densifier, The Fresh & Onlys renouvelle son contrat de mariage avec le label Mexican Summer pour House Of Spirits, aboutissement d’un long chemin vers la perfection pop, qui ne laisse plus aucun doute sur la nature du groupe, loin de ses débuts dans la fureur de la fuzz il y a à peine six ans.
Plus expérimental, plus produit (c’est Phil Manley des Trans Am aux manettes), House Of Spirits est un album rêveur, dont les points d’orgue sont les impressionnants « Bells Of Paonia » et « Madness » : pas de batterie, mais une pulsation électronique entêtante, vaguement menaçante, une guitare noisy qui semble refuser le riff au profit de la nappe, des chœurs d’église, et les paroles surréalistes de Cohen, colportées le long de mélodies sinusoïdales à tirer les larmes. Apparemment écrit par le seul chanteur, dans un ranch isolé en Arizona, l’album déploie des visions sorties des profondeurs de l’inconscient, autour des thèmes du chez-soi et de l’étrangèreté : une dialectique qui, parce qu’elle s’obscurcit dans le demi-sommeil, produit justement les effets (vertiges et paradoxes) les plus saisissants.
« Home is where your feet are » chante Cohen en introduction, et le groupe a, de fait, appris à habiter cette pop britannique qui n’avait rien d’une évidence. Mais si toute la génération C86 vient à l’esprit, c’est moins comme un modèle à copier que comme le creuset d’un certain feeling, une tristesse pudique susurrée au milieu des nuages, un état semi-conscient qui fuit la lucidité mais redoute l’anéantissement, l’impression de n’être de nulle part sinon de l’endroit où l’on vient de poser les pieds, et tant mieux si c’est dans la gangue cotonneuse du rêve. A rebours de sa tendance au dépouillement, The Fresh & Onlys ne rechigne plus à dé-spatialiser un peu la voix (« Who Let The Devil »), à jouer du larsen sur les plus simples ballades (« Candy »), à s’ébrouer s’il le faut en milieu d’album (« Hummingbird », « April Fools »), enfin à orner la plupart de ses refrains de chœurs spectraux, d’arpèges lumineux, et de petits riffs surf, presque Morriconesques, pour finir d’arranger une atmosphère de mystère qui habite chacune des quarante minutes de cette « Maison des esprits ». Un songwriting d’une qualité évidente, dont on espère qu’il encouragera d’autres garageux à « virer pop » : à partir d’un certain niveau de talent pour trousser de bonnes chansons, c’est peut-être le bruit, et non l’arrangement, qui devient une pose.