Beaucoup avaient jugé Sonic Youth sur la pente descendante sur la foi d’impressions mitigées à l’écoute de leurs deux derniers albums- Experimental jet set, trash and no star (1994) et Washing machine (1995). Ils pensaient le groupe vieillissant, délesté de son énergie rock de la période Goo / Dirty, radotant son discours. En effet, les deux derniers albums des fringants quarantenaires new yorkais s’évadaient des schémas rock pour retrouver, finalement, un aspect en apparence plus destructuré qui avait fait leur réputation au début des années 80. Mais ils n’en étaient pas pour autant finis. Il est d’ailleurs frappant d’entendre aujourd’hui Thurston Moore, Kim Gordon, Lee Ranaldo et Steve Shelley renier en grande partie cette escapade dans le monde du rock, en tant que parrains du grunge, qui pourtant les fit mieux connaître du grand public. Pressions de la maison de disques, des amis, volonté d’évoluer sans cesse, c’est plutôt cette époque-là qu’ils jugeraient avec sévérité.
Le retour progressif vers l’ombre, loin d’avoir terni leur image, leur a redonné une meilleure marge de manoeuvre pour innover vraiment, les coudées franches pour se lancer dans de nouvelles aventure sonores sans se soucier désormais des sirènes de la gloire, des appels du pied de Geffen et de l’attente des fans récents. D’autant que leurs années d’exposition au plus grand nombre leur avaient fourni une aisance financière qui leur permettait, par exemple, de construire petit à petit leur propre studio -désormais achevé et opérationnel- ou de fonder un label (SYR, qui a pour l’instant sorti trois gros maxis du groupe, d’un style peut-être moins accessible, mais diablement intéressants, notamment le troisième qui est une collaboration avec Jim O’Rourke).
Les Sonic Youth avaient également le temps devant eux, celui qu’il fallait pour se lancer dans de nouvelles expérimentations, sur la structure des morceaux, le son et la production. A Thousand leaves, à ce titre, est une première somme de leurs nouvelles orientations. D’aucuns trouveront qu’ils se sont bien calmés. On leur répondra qu’en effet, à de rares exceptions près -dont Sunday– leur musique est plus intériorisée, moins extravertie, mais toujours aussi passionnante -le magnifique Hits of sunshine, en hommage à Allen Ginsberg, long de onze minutes-. De nombreux morceaux sont en effet plus étirés (Female mechanic now on duty, Wild flower soul, Karen Koltrane, Heather angel ou Snare, girl), non pas pour le plaisir de faire durer, mais par nécessité, afin de pouvoir développer pleinement de nouveaux thèmes, des rythmiques plus complexes. En ce sens, jamais les quatre de Sonic Youth ne se seront autant accomplis en tant que musiciens, avec un esprit aussi alerte, et il est grand temps de se plonger assidûment dans A Thousand leaves afin d’en extraire les sucs de ce qui constitue un authentique chef d’oeuvre.