Le programme de Jimjilbang est enthousiasmant à plus d’un titre. Son scénario tout d’abord : le héros fraîchement débarqué pour un séjour de plusieurs mois en Corée ne parvient pas à apprécier le pays, il est heurté par la manière d’y vivre et se mure dans un mutisme obstiné et parfois insultant pour les locaux qui l’accueillent. Il regimbe à découvrir les principaux sites touristiques, méprise la cuisine traditionnelle, a tout le temps peur, s’obstine dans une attitude négative qu’il ne s’explique pas même à lui-même. On est loin de l’enthousiasme factice du touriste lambda qui mesure à chaque instant sa chance et fait sans cesse preuve d’un émerveillement de principe. Mais ce refus n’est pas une indifférence totale : en le sublimant par la clarté de son trait et la rigueur de sa construction (on y revient), l’auteur montre qu’il s’agit là d’un intérêt authentique pour l’étranger, qui l’air de rien ne s’épargne aucune problématique de la différence culturelle. Préférer le choc pernicieux des civilisations à l’injonction facile de l’ouverture d’esprit est la première grande réussite du livre.
Pour saisir comment Dubois prend à rebours le roman d’apprentissage, ce n’est pas forcer l’interprétation que de mettre au jour toutes les conceptions stéréotypées qu’il a évitées pour parvenir à cette belle limpidité et à la pureté de la différence. Il faut remonter le cours implicite de l’inspiration de Jimjilbang pour la comprendre. Au moins deux conceptions du voyage et de la rencontre ont encore cours aujourd’hui, et restent finalement des indifférences, car en s’appuyant toujours sur des principes universels et a priori, ces conceptions ramènent à chaque fois ce qui est autre à du même, à du déjà assimilé. La première pseudo-bienveillance qu’évite le livre, c’est l’humanisme hérité des Lumières. Ce dernier s’appuie sur un double constat : les hommes souffrent de la même façon, et ils disposent tous des mêmes raisonnements pour s’affranchir de leurs peines. Partant, ils peuvent tous se reconnaître de la même manière dans un même geste « mémoire/dépassement/plus jamais ça » de la douleur physique – pour le dire vite, les Droits de l’Homme et la Société des Nations. Mais on comprend rapidement qu’il n’y a pas de définition universelle de l’humanité d’où l’on déduirait, selon un unique principe, ce qui revient à chacun : il n’y a que des corps différents, parfois monstrueux et en tout cas incommensurables les uns aux autres, qui se frottent et se côtoient, comme le montre le chapitre des bains qui donne son titre au livre – « jimjilbang » est le nom du sauna coréen. Dès lors, débarquer en comprenant autrui à partir de ce que nous devrions tous être, c’est nier dès le départ les différences entre nos souffrances et nos jouissances, en les imaginant déjà dépassées par le droit.
La deuxième injonction d’ouverture que l’auteur dézingue d’emblée, c’est l’attitude ethnologique, plus pernicieuse encore : certes nos cultures s’opposent, et celles des autres paraissent d’abord irrationnelles, mais on pourrait croire que leurs significations inconscientes renvoient toujours au même problème, à savoir quoi faire de nos corps et de leurs besoins physiologiques. Encore une fois, un nivellement biologique est présupposé, qui fonctionne comme nappe de signification inconsciente : toutes les structures de civilisation renvoient in fine aux mêmes problématiques biologiques inconscientes, que chacun possède en soi-même bien qu’il ne s’en aperçoive pas tout de suite. Rencontrer autrui est donc toujours l’occasion de se découvrir soi-même au sens propre : utiliser nos différences pour dévoiler notre fond commun inconscient. Une fois de plus, l’altérité est manquée, car elle n’est que le révélateur de la mise au jour d’une identité corporelle commune. Loin de cet écueil, à aucun moment le héros de Jimjilbang ne prend prétexte de son déracinement pour s’abîmer dans une introspection pénible où le moi deviendrait la mesure de toute chose. Ce qui est déjà un sacré camouflet pour un certain genre de bande dessinée de voyage, type Guy Delisle.
Mais le refus obstiné n’est pas pour autant une négation imbécile de la différence – ou alors il n’y aurait plus de récit –, mais bien la mise au jour d’un véritable point de vue postmoderne sur les variations culturelles. C’est la leçon de Foucault, lecteur de Canguilhem : une fois mises de côté les postures humanistes et ethnologiques, il ne reste que des corps auxquels s’appliquent des normes plus ou moins contraignantes. La culture, c’est la santé, le moment où la norme conditionne réellement le développement du corps. La différence culturelle, c’est toujours le choc, ressenti physiquement, entre une norme de santé héritée qui fonctionnait bien tant qu’elle était la seule possible, et une autre norme qui paraît toujours d’abord pathologique, morbide. On le voit ici par le dégoût et la haine que ressasse en Corée le personnage : dégoût de la nourriture et haine de la saleté, c’est-à-dire de tout ce qui vient du corps d’autrui et qui paraît d’abord répugnant. Le malaise ira jusqu’à la nausée, dans une scène admirable où la perspective se brouille. Dépasser l’opposition pure est simple, faire vraiment l’expérience du voyage, c’est enfin parvenir à une normativité plus large, lutter avec son propre corps pour arriver à une grande santé et tolérer, au sens où l’on tolère un aliment, même ce qui paraissait d’abord maladif. Ce qui n’est pas la réduction de l’altérité à l’identité, mais la tolérance de ce qui est autre dans sa différence. Jimjilbang est le récit de cette lutte physique du narrateur, depuis la répulsion première face à des normes inconnues jusqu’à l’acceptation finale de la variation : presque malgré sa volonté, son corps finit par se délier et par prendre ses aises. « Je trouve du confort dans la répulsion », avoue-t-il vers le milieu du livre.
Ce récit d’apprentissage à fleur d’épiderme, même s’il s’exprime par des thématiques un peu conventionnelles et aurait demandé un approfondissement du propos (de la représentation des corps notamment), a de quoi nous réjouir. D’autant plus qu’il est servi par un dessin parfaitement maîtrisé : l’assèchement apparent de la ligne et la sobriété des aplats de noir ne masquent pas la multiplicité des perspectives et la richesse des motifs. Alors que les points de vue restent vides de sens et que les dialogues se font répétition de la même image ad nauseam, les objets physiques deviennent des motifs de plus en plus insistants, qui bénéficient d’un imaginaire bien plus libéré que les êtres humains. C’est le cas des bus de la couverture, mais surtout de la nourriture, où se joue logiquement le nœud du récit : elle échappe à l’aplat et à la profondeur vide de la vision, elle seule accepte la nuance. C’est que la multiplication des perspectives, encore trop intellectuelle, ne permet pas de comprendre une altérité physique que seule permettra l’ingestion réelle.
L’air de rien, Jérôme Dubois et d’autres, chacun à leur façon (Dash Shaw, Ruppert & Mulot, DeForge et son récent Lose) font des propositions graphiques nouvelles. Et ainsi se crée une sorte de néo-néo-ligne claire (une ligne nue, car toujours en rapport avec la présence problématique du corps ?), qui intègrerait immédiatement les problématiques postmodernes dans l’assèchement du noir et blanc et la répétition des images. Il ne s’agirait alors plus de se battre pour imposer violemment une nouvelle esthétique en réinvestissant jusqu’à les faire exploser les anciennes formes de l’humanisme – comme c’était le cas de Chaland, Ted Benoît, Ever Meulen et Serge Clerc, pour ne citer qu’eux. La lutte postmoderne se joue ici non plus à un niveau social, mais à l’intérieur des corps et du regard. Chaque fois, le travail sur la perspective pose le problème de l’unicité de la vision et de sa diffraction toujours possible – c’est-à-dire de l’unité de l’identité. Tandis que sur un autre plan, la finesse de la ligne entre en dialectique avec la répétition du motif : la précision du trait rend la présence humaine de plus en plus transparente face à la force de recouvrement des objets. La figure de l’homme se trouve alors réduite à la simple répétition de sa présence physique, indéfinie car elle se détermine toujours de l’extérieur par la violence des normes objectives. Une réflexion graphique qui, à n’en pas douter, est appelée à s’imposer comme un standard.