Quel a été le point de départ du film ?
Jon Raymond, mon co-scénariste depuis Old Joy, avait passé un peu de temps dans cette ferme bio du sud de l’Oregon, par l’intermédiaire d’amis de sa femme. Ce petit monde l’intriguait beaucoup, et il m’a proposé de m’y emmener. Il a écrit ensuite un court récit situé dans la ferme, une histoire d’amour très dialoguée entre un activiste et une avocate obligés de s’y cacher. Mais nous avons pris une autre direction pour le film. Ce qui m’intéressait, c’était le processus qu’implique ce type d’activité clandestine. Repartir d’un trame de film de casse, façon Du rififi chez les hommes de Jules Dassin, mais en s’attardant sur les détails concrets de l’opération.
De fait, l’enjeu politique de l’éco-terrorisme n’est pas traité en tant que tel. Le film ne prend pas vraiment position…
L’enjeu pour nous était seulement de suivre au plus près ces personnages, dont les actes ont par ailleurs une teneur politique. Quand j’ai fait lire le script à Todd Haynes, il m’a dit : « mais pourquoi taper sur la gauche ? La gauche n’existe déjà presque plus ! ». Ce qui nous intéressait, ce n’était pas de prendre position, c’était de voir ce que cet activisme impliquait concrètement pour les personnages. Comment la conscience individuelle évolue selon que vous êtes seul ou en groupe, ce genre de choses…
Décririez-vous Night moves comme un film de genre ?
(Kelly Reichardt réfléchit longuement). Disons qu’il s’appuie, comme mes précédents films, sur une charpente qui relève du cinéma de genre. Mais ce qui m’intéresse, à chaque fois, c’est d’envisager cette charpente sous une autre perspective, moins « mâle », moins spectaculaire… C’est toujours l’idée du processus qui m’intéresse, et c’est pourquoi mes films ont tendance à se concentrer sur des questions pratiques, des « petits » moments. L’intérêt du genre est qu’il vous donne une structure très claire, que vous avez ensuite le loisir de remplir d’ambiguité. Et, précisément, l’écriture de Jon Raymond cultive l’incertitude. Mon job, ensuite, est de ramener cette incertitude vers une dimension physique.
Mais ici vous vous confrontez plus nettement à des scènes propres au cinéma de genre. Des scènes qui, pour n’être pas « spectaculaires », n’en sont pas moins portées par une grande tension et une attention nouvelle, plus minutieuse, à l’espace.
C’est mon film le plus monté, et pour une raison très simple : c’est la première fois que je suis obligée de suivre réellement une intrigue. Mais la question de l’espace a toujours été importante pour moi. L’espace, c’est avec ça que vous racontez une histoire au cinéma…
Oui, mais jusqu’ici vous le traitiez d’une manière plus organique. Dans Night moves, le découpage flirte avec le registre fantastique, l’espace est balisé avec un souci presque carpenterien…
Merci pour le compliment, mais je dois vous avouer que je n’ai jamais vu aucun film de Carpenter, et que je ne suis pas du tout coutumière du genre. Au moment de tourner la scène qui représente le premier pic de tension du film, je m’étais mis en tête de découper beaucoup, or ce n’est pas vraiment mon habitude de multiplier les plans. Je filmais tout ça et je me disais : wow, c’est fun d’être les frère Coen ! Mais j’avais l’impression de réaliser le film de quelqu’un d’autre. J’ai finalement renoncé à tous ces plans au montage. Je savais que mon cinéma ne pourrait tolérer ce genre d’approche, qui est trop loin de moi.
Mais au final, c’est ce découpage minimaliste qui donne son efficacité à la scène, sur le strict plan de la tension dramatique. Ce que vous définissez comme un contournement des règles est en fait une très bonne utilisation de ces règles…
Peut-être… Une bonne part de ce que je sais du cinéma, je l’ai apprise avec Larry Fessenden, qui a monté mon premier film, River of grass, et réalise lui-même des films d’horreur. Peut-être ai-je absorbé quelques règles du genre à son contact…
D’où vient ce titre, Night Moves ?
En fait, « Night Moves » est le nom qu’avait donné mon producteur à son hors-bord, et on aimait bien l’idée d’utiliser un de ces petits noms un peu idiots avec lesquels les gens baptisent leurs bateaux. Ce titre était presque une blague entre nous, et il nous semblait d’autant moins judicieux qu’il est doublement connoté : c’est à la fois le titre d’une chanson de Bob Seger très populaire ici, et d’un film d’Arthur Penn, qui n’a aucun rapport avec le mien. Mais je l’aimais beaucoup et on a fini par le garder.
Le film a-t-il été guidé aussi par une envie de filmer la nuit – comme décor, comme matière ?
Cette question-là travaillait surtout mon précédent film, La dernière piste. Parce que dans le désert, la nuit est plus noire et inquiétante que partout ailleurs. Il y a un silence absolu qui accroît le sentiment du désert. C’est dans ce sens que nous avions travaillé le sound design, en essayant de retrouver un silence absolu. Mais ici aussi, c’est en effet un enjeu : la nuit, c’est le milieu naturel des opérations clandestines.
C’est le premier film que vous tournez en numérique. Qu’est-que cela a changé pour vous ?
J’aurais préféré tourner en pellicule, mais mon budget ne me le permettait pas. Les décors étaient trop grands, ça aurait couté une fortune de les éclairer. Ce qu’il faut savoir au sujet du numérique, c’est que, contrairement à ce qu’on s’imagine, il ne permet pas des tournages plus légers. Parce que la caméra requiert tout un matériel nécessaire à la correction des couleurs, si bien qu’on se retrouve presque plus encombré qu’avant. Et la netteté extrême de l’image a des inconvénients comme des avantages. L’avantage, c’est que vous avez un retour immédiat des images que vous tournez. J’étais habituée à un rendu très faible dans les moniteurs, et là, j’avais sous les yeux une image parfaitement lisible. L’inconvénient, pour moi, c’est… la netteté, justement. Je regrette la texture du film. Je n’aime pas que l’image ait trop de piqué, je préfère que les choses restent un peu nébuleuses. Et il est compliqué de retrouver ça en numérique. Sauf à rajouter du grain artificiellement, ce qui est toujours un peu problématique en soi.
Avez-vous rajouté du grain ici ?
Oui, parce que les lignes étaient trop dures à mon goût.
En revanche, le numérique est un bénéfice pour les scènes de nuit…
En effet, c’est la contrepartie satisfaisante du numérique : vous pouvez filmer tout ce que vous voulez. C’est simple, avec le budget que nous avions, nous n’aurions pu tourner aucune de ces scènes nocturnes. Au final, je suis très satisfaite du résultat, mais j’ai quand même du mal à oublier la pellicule. Non que je sois obsédée par la beauté plastique des plans, mais il y a des jours où vous tournez une scène avec une lumière parfaite, au petit matin, avec des nuages magnifiques, et vous savez très bien que le résultat en numérique ne vous donnera pas le frisson que vous aurait donné la pellicule.
Quelles consignes avez-vous donné aux acteurs ?
Il m’est toujours très difficile de répondre à cette question, parce que sur mes films, les acteurs vivent dans les mêmes conditions que le reste de l’équipe. Le tournage est une expérience collective, contrairement aux tournages hollywoodiens où les acteurs ne se présentent qu’au moment de tourner leurs scènes, et restent en général à l’écart. Là, s’il faut sortir un camion de la boue, les acteurs poussent avec nous. Et cette façon de fonctionner affecte directement leur performance, parce que le tournage et le film, en définitive, se ressemblent beaucoup. Nos ressources limitées font que nous sommes toujours un peu sur la brèche, et obligés d’être très stratégiques. C’est un type de tournage qui, à l’image de ce que vivent les personnages du film, a quelque chose d’un peu clandestin et dangereux. Quand j’ai tourné La dernière piste, nous avons vécu dans des conditions proches de celles que subissaient les pionniers, dépendants d’une nature hostile… Dans Night moves, quand les personnages sont sur le bateau, Peter Saasgaard pilote vraiment le bateau, et Dakota Fanning doit vraiment s’assurer qu’il ne se déchire pas sur les rochers. Mes films naissent toujours de cette confrontation avec les éléments. Pour moi, le plus dur à filmer, ce sont les scènes de dialogue entre quatre murs, quand tout le monde est au chaud, qu’il n’y a rien de lourd à porter…
Vous vous ennuyez, en tournant de telles scènes ?
Ce n’est pas que je m’ennuie. C’est simplement que je préfère tourner en extérieur, être dépendante des éléments, cela me rend plus créative. Pour tourner une scène dialoguée en intérieur, je dois vraiment me tordre le cerveau dans tous les sens pour trouver le bon plan.
En cela, vos films sont autant des fictions que des documentaires sur leurs tournages…
Mais ça ne veut pas dire que j’improvise, contrairement à ce que les gens pensent souvent. Mes tournages sont au contraire très méthodiques. Je fais des storyboards, et je passe énormément de temps en repérages. Quand j’ai choisi un décor, j’y retourne généralement plusieurs fois avant de tourner, pour travailler mes plans, choisir les optiques avec le chef opérateur… Je déteste devoir improviser. Ce qui ne veut pas dire que je ne laisse pas entrer l’imprévu : il surgit par la force des choses, notamment du fait que nous avons trop peu de temps pour faire de vraies répétitions avec les acteurs. Mais l’imprévu arrive dans un cadre très planifié. Le risque, si vous ne préparez pas assez le tournage, c’est qu’au final la caméra se contente de suivre les dialogues. Pour moi, c’est le degré zéro du cinéma. Je crois au plan, et en l’idée qu’il doit faire son travail. Les caméras légères ont eu une mauvaise influence : c’est pour ça qu’on se retrouve aujourd’hui avec tous ces films noyés sous la parole et la conscience de soi, où des gens assis dissertent autour d’une table sur leur vision du monde. Yeark.
Vous n’avez pas dû apprécier beaucoup la mouvance mumblecore ?
Cette jeune génération passe beaucoup de temps à s’auto-analyser, donc j’imagine que c’est normal que ces films le reflètent. Néanmoins, certains de ces films se posent bel et bien la question du plan, et sont parfois très talentueux. J’ai découvert par hasard le dernier film d’Andrew Bujalski, Computer chess, et j’ai été vraiment sidérée. Ça ne ressemble à rien de ce que j’avais vu jusque-là, c’est un film totalement imprévisible et très intéressant. Je n’ai rien vu de plus fort au sujet de l’impact que la technologie a sur nos vies.