Dans les années 50, la tête de veau ravigote fait encore des ravages dans les bistrots de la capitale. BB vient tout juste de faire chavirer les cœurs encore bien attachés à Martine Carole, plus que d’une coudée sa rivale, et James Dean est en train de voler la vedette à Luis Mariano. Ce qui est sûr, c’est que ces années marquent un tournant, tant à Saint-Germain-des-Prés qu’à Ménilmontant, et que la nostalgie va s’installer durablement dans les cœurs de ceux qui ont participé à la construction du mythe. Christian Millau est alors un jeune journaliste plein d’avenir, très gâté d’être déjà introduit dans les milieux littéraires et artistiques. Il a ses entrées au « coquetèle » de Gaston Gallimard, selon la formule consacrée par Roger Nimier ; on lui donne carte blanche pour interviewer le récalcitrant Le Corbusier, et il est suffisamment rusé pour trouver le moyen de franchir le seuil du Palais Labia pour le « Bal du siècle » dans la somptueuse Venise.
Christian Millau vit une époque formidable. Le temps est tout à la magie des mots, aux paris fous et aux vedettes qui trouvent leur félicité dans le firmament des pianos bars et autres cafés borgnes de la contrescarpe et de la Mutualité. Ce jeune homme, qui n’a pas trente ans, patauge, un jour, dans les inondations de l’hôtel particulier de Sacha, pour les intimes, et de Guitry pour tous. L’avant-veille, ou l’année précédente, il est le témoin ô combien privilégié de l’interview la plus décalée et la plus désopilante que Faulkner ait jamais accordée. Le jeune critique peut également se vanter d’avoir assisté aux cours les plus magistraux et les plus cocasses donnés et entendus en Sorbonne ou à Polytechnique. Animés par deux grands esthètes qui n’ont ni leur langue dans leur poche, ni le crayon sans mine, Christian Dior et Salvador Dali
Mais Millau n’est pas seulement un chanceux… Paris m’a dit révèle de vraies « qualités » littéraires. Il observe, il analyse, il raconte. Il connaît son époque, il comprend tous les enjeux, tous les écueils et reconnaît le caractère très éphémère de ce qui lui est donné de vivre. Du haut de sa trentaine, il prend conscience de traverser une époque unique, et sait aussi que les choses lui échappent au fur et à mesure. Aussi, ses notes, ses impressions, ses « brèves » lui seront précieuses, quarante ans plus tard. Paris a offert ses merveilles à tous ceux qui se sont donné la peine de saisir ses trésors. L’auteur de ces Années 50 peut se vanter d’avoir savouré « la fin d’une époque »… et de la saluer à sa juste valeur. Son grand mérite est d’avoir su nous faire partager le délice de se le rappeler. Alors qu’Au galop des hussards trahissait une certaine timidité -était-ce de la pudeur ?-, Paris m’a dit lui laisse toute l’occasion d’offrir un récit plus personnel, où l’auteur devient un des personnages de la fresque qu’il peint.