Le film est situé dans les années 80, et raconte un tournoi d’échecs entre programmeurs, par ordinateurs interposés. Avec cette histoire, aviez-vous l’ambition de partir à la recherche des prémisses du monde actuel ?
Andrew : Le film est né sans ambition particulière, en croisant plusieurs idées. D’abord, l’envie d’utiliser cette vieille caméra vidéo noir et blanc, la Sony ATC 32-16, qui est sortie au début des années 70. Je cherchais une histoire à raconter, et j’ai lu quelque chose quelque part à propos de l’histoire du jeu d’échec informatique, qui m’a semblé un sujet idéal. Ce double point de départ était surtout ludique, et puis à mesure que le projet s’est concrétisé, j’ai réalisé qu’en effet, il y avait peut-être là un écho de la culture dans laquelle nous baignons aujourd’hui.
Comment vous est venue l’idée de situer le film dans le cadre quasi-houellebecquien de cet hôtel de seconde zone, qui donne à la compétition des airs de séminaire d’entreprise ?
Je n’ai pas lu les romans de Houellebecq mais je vois ce que vous voulez dire. En fait, ces tournois ont réellement eu lieu, et ça me semblait un cadre idéal, d’autant que cela me permettait d’isoler un microcosme, un petit substrat de société, coupé du reste du monde. Enfermer ensemble des personnages avec des intérêts communs, c’est une manière intéressante de structurer un film. Quant au côté ringard, j’aimais bien cette idée que les technologies extraordinaires que nous utilisons aujourd’hui – et qui nous permettent par exemple d’avoir cette conversation par écrans interposés à des milliers de kilomètres de distance – ont été inventées par des gens pas très glamour, dans des endroits pas très glamour.
Dans le film, les personnages ont du mal à s’imaginer qu’un ordinateur puisse un jour battre une humain aux échecs. Le spectateur d’aujourd’hui a un sentiment exactement inverse : il n’en revient pas que les ordinateurs aient pu être incapables de gagner…
Oui, je me suis fait la même remarque. Ce qui est intéressant avec cette histoire d’intelligence artificielle, c’est que l’horizon régulateur n’a cessé de changer. À l’époque, on rêvait que les ordinateurs puissent gagner aux échecs, mais en se disant que le jour où ils en seraient capables, alors ils seraient vraiment capable de penser, et seraient devenus en quelque sorte nos semblables. Or aujourd’hui, les ordinateurs nous battent aux échecs mais nous courons toujours après cette idée-là. L’idée de pouvoir avoir une conversation avec un ordinateur, comme dans Her, le film de Spike Jonze, reste un fantasme. Mais nous y arriverons, sans aucune doute. Et alors l’horizon changera à nouveau, parce que les ordinateurs ne nous ressembleront pas encore assez à notre goût. Tout le problème avec l’intelligence artificielle, c’est que nous avons d’abord beaucoup de mal à définir ce qu’est notre propre intelligence…
Malgré le soin évident que vous avez mis dans la reconstitution, le film n’est absolument pas fétichiste. Il n’est ni nostalgique, ni ricanant…
Je voulais absolument éviter ça, ce regard caricatural qui fait que dans la moitié des films situés dans les années 80, les personnages sont obligés de jouer au Rubik’s cube pendant une scène sur deux. L’idée n’était pas de s’amuser avec les fringues ou les coiffures de l’époque, mais d’essayer de retrouver un sentiment propre à cette époque, en partant de notre souvenir de ce sentiment.
Votre utilisation de cette caméra d’époque, elle-même, n’a rien de fétichiste. C’était déjà le cas dans vos films précédents, qui étaient tournés en 16 mm mais ne cherchaient pas à retrouver cette patine vintage après laquelle courent beaucoup de jeunes cinéastes qui utilisent encore ce format.
Le défi, pour moi, était d’être capable de raconter une histoire avec ce langage audiovisuel qui a disparu de la surface de la planète. Et qui, d’ailleurs, n’a jamais vraiment existé puisque ces caméras n’ont jamais été utilisées pour des films. À l’époque elles servaient un peu à la télé, mais surtout dans les écoles. Et aussi à beaucoup d’artistes vidéo. William Eggleston, le photographe, a utilisé cette caméra pour un travail assez méconnu, qui est sorti plus tard sous le titre Stranded In Canton. Il avait filmé toutes sortes d’excentriques à Memphis, et le résultat est superbe. Je m’en suis beaucoup inspiré. Pour mes précédents films, j’ai utilisé le 16 mm simplement parce que c’était pour moi le meilleur format pour raconter ces histoires. Ici, je me suis demandé, à l’inverse, quel type de storytelling était requis par ces images si particulières.
D’ailleurs, vous expérimentez beaucoup de choses avec cette caméra. On a le sentiment que vous en avez découvert les potentialités à mesure que vous tourniez, est-ce le cas ?
Oui, pour moi tout cela faisait partie du langage de cette caméra. Mais beaucoup de ces effets sont le fait de la caméra elle-même, ce sont souvent de purs défauts techniques. Une autre type d’images m’a inspiré : la public access television, qui est un truc typiquement américain. Quand la télévision câblée est née, on a vu apparaître ces chaînes, dédiées au public, qui offraient à n’importe qui de faire son propre programme – les gens venaient chanter, faisaient des shows. C’est le truc le plus bizarre qu’on ait jamais vu à la télévision. Soit parce que les gens étaient de vrais freaks, soit parce que leur amateurisme et leur sincérité leur faisaient faire des choses complètement folles, totalement avant-gardites. Ces chaînes existent toujours à Austin, où je vis, même si à l’heure de Youtube elles ont tendance à toute disparaître.
Avez-vous repensé, par ailleurs, à tous ces films qui évoquaient l’intelligence artificielle à la même époque, comme War games ou Terminator ?
Forcément, oui, même si je n’avais pas en tête de leur rendre hommage. C’est la pop culture de ma jeunesse, et je me souviens de cette tonalité particulière, qui était le fruit de l’excitation et des peurs suscitées par les premiers ordinateurs. Il y a toujours eu quelque chose d’absolument hypnotique dans l’évolution technologique.
Computer Chess est très loin du naturalisme minimaliste de vos trois premiers films. Néanmoins, vous faîtes encore le portrait de personnages très inhibés. Ces petits grippages ordinaires de la communication vous intéressent particulièrement, non ?
C’est peut-être parce que je connais bien le sujet ! À chaque fois qu’on me demande pourquoi je fais des films sur des personnages incapables de communiquer, ça me désole parce que j’ai l’impression de faire des films sur des gens normaux ! Mais c’est vrai que je m’intéresse à ces petites interactions ordinaires, parce qu’une grande part de notre vie se joue là. Je trouve ça plus intéressant que les grands éclats dramatiques, et tout aussi révélateur. Je m’intéresse à ce que font les gens dans des situations non-extrêmes. C’est l’inverse de l’ethos hollywoodien type, qui fait que les personnages doivent se révéler dans des situations extrêmes.
Pour autant, Computer Chess suit une pente très onirique et bizarre. Comment vous êtes-vous retrouvé sur ce terrain ?
Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai senti que le film devait prendre cette direction, psychédélique et étrange. D’une manière générale, une bonne part du plaisir que nous avons pris à faire le film tenait au sentiment de nous aventurer sur des terrains inconnus.
Pourquoi avoir choisi une partie du casting parmi de vrais programmeurs ?
J’aurais pu faire des recherches sur Wikipedia au sujet de la programmation, puis proposer les rôles à des acteurs professionnels, mais il me semblait plus logique de choisir des gens qui connaissent ce langage et cette culture, des gens qui bougent et respirent comme des programmeurs. Ils m’ont beaucoup aidé, d’autant plus que c’est le premier de mes films à ne pas reposer sur un scénario complet. Je suis parti d’un traitement de huit pages, et nous avons élaboré beaucoup de choses collectivement, à partir des connaissances apportées par les acteurs. L’un d’eux avait été un enfant prodige de la programmation à cette époque, nous avons pu mobiliser ses souvenirs.
La bande sonore non plus n’a rien de fétichiste : plutôt que d’utiliser de la musique synthétique vintage, vous avez choisi des morceaux folk rares…
Pour la même raison. Une keyboard music très typée aurait rappelé les années 80 au public, mais ce n’est pas forcément la musique qui était dans l’air à l’époque, et mon idée était justement de revenir aux sources. Je voulais une musique organique, qui ne vienne pas d’un ordinateur. J’ai pensé très tôt à ces chansons de Collie Ryan, dont un ami avait réédité les disques. Ces morceaux datent du milieu des années 70, ils sont merveilleux. Nous avons réussi à faire venir Collie pour le générique de fin. Je crois que ce n’était que la deuxième fois en trente ans qu’elle mettait le pied dans une grande ville.
Comment est né l’idée de ce groupe new age qui cohabite dans l’hôtel avec les programmeurs ?
Outre le potentiel comique de ce face à face, j’étais assez fasciné par la question de la transition des années 70 aux années 80. Rétroactivement, nous avons tendance à imaginer que les 70’s sont mortes le 31 décembre 1979, et que les 80’s sont apparues le 1° janvier, mais ce n’est pas comme ça que l’histoire fonctionne. Je voulais filmer ce chevauchement. D’autant plus que la culture informatique a vraiment cohabité avec la culture hippie, elles ne sont pas aussi opposées qu’on voudrait le croire. La Californie du Nord aujourd’hui est précisément une cohabitation bizarre de ces deux éléments. Et puis je crois que ces gens qui essayaient à l’époque de créer une intelligence artificielle étaient, aussi, à leur manière, dans une sorte de recherche spirituelle.