Voilà un film qui, en dépit de son évidente modestie, invitait naturellement à se méfier. Pas tant de son auteur, Andrew Bujalski, distribué pour la première fois chez nous après trois films qui lui ont valu outre-Atlantique un certain succès critique, et auxquels on ne saurait faire de grands reproches sinon celui de ne pas être tout à fait passionnants. Ces trois films, Funny Haha, Mutual appreciation et Beeswax, l’ont intronisé un peu malgré lui chef de file d’un micro-mouvement, le « mumblecore », ainsi baptisé parce qu’on y marmonne beaucoup. On souhaite bon courage à qui s’attèlera chez nous, avec quelques années de retard, à la défense de cette vaguelette dont l’ébouriffante modernité aura consisté en une énième sanctification de l’art pauvre, redécouvert en même temps que l’eau chaude dans des deux-pièces où de jeunes Américains amorphes s’emploient, sous une lumière plate, à leur malhabile éducation sentimentale. Les premiers films de Bujalski ne manquent certes pas de qualités (dont certaines ont circulé jusqu’à Computer Chess), mais on ne peut pas dire que, même à leur meilleur (le rohmerisme lymphatique de Funny haha), ils aient provoqué une grande secousse dans l’histoire du cinéma. Cependant c’est autre chose qui inquiétait, dans Computer Chess : situé à l’orée des années 80 parmi une communauté de nerds à lunettes carrées, et filmé avec une caméra vidéo d’époque, le film laissait craindre de devoir renifler encore ce fumet de fétichisme rétro et d’harassante connivence culturelle qui commence à donner de sérieux haut-le-coeur. À tort, puisque Computer Chess est à la fois beaucoup plus intelligent et beaucoup plus étrange que ça.
C’est que Bujalski prend en fait très au sérieux, en même temps qu’avec une idéale légèreté, son ambition d’archéologie du contemporain (voire notre interview). S’il met un soin notable dans la reconstitution, c’est moins pour courtiser les nostalgiques de War games que pour tenter de filmer quelque chose comme l’épiphanie d’un imaginaire qui serait aujourd’hui le nôtre. À cet égard, le film vaut surtout pour les parenthèses de conversation très drôles pendant lesquelles un groupe de programmateurs, réunis pour un championnat d’échecs entre hommes et machines, devisent sur l’avenir dont ils sont les architectes indolents. Un avenir où, imaginent-ils, les enfants progresseront en jouant contre des ordinateurs, à moins que ce ne soit l’inverse. Un avenir où, selon la boutade prophétique de l’un des nerds, la fonction ultime de l’ordinateur sera peut-être la drague. Si bien que le vrai sujet de Computer Chess n’est au fond ni les années 80, ni ce qu’il en reste aujourd’hui, mais l’écart constamment interrogé entre deux imaginaires : l’un (celui des personnages du film) pour lequel il paraissait inconcevable qu’un ordinateur puisse un jour battre un homme aux échecs ; l’autre (le nôtre, avec lequel le film engage un dialogue constant mais invisible) pour lequel il est impensable que l’ordinateur ait pu perdre un jour. En cela, le carbone 14 est inutile pour décrire la réussite de Computer Chess, dont la matière est beaucoup plus volatile qu’une simple nostalgie. C’est une matière faite de rêves croisés – à la fois nos souvenirs d’une époque révolue, et les fantasmes qu’on y projetait alors sur la nôtre. Une matière qui n’est pas loin, en définitive, des recherches sonores (régulièrement saluées ici-même) menées par un James Ferraro ou un Daniel Lopatin.
Et l’utilisation que fait Bujalski de sa caméra vintage dit bien combien le film se tient loin de tout fétichisme. Parce que le noir et blanc bizarre et baveux dont ses images sont faites ne rappelle au fond aucune image connue : l’outil est d’époque, mais le résultat sans âge. C’est un brouillard poétique qui évoque lui-même le rêve qu’aurait pu faire un ordinateur affligé d’une grosse gueule de bois. Image fragile (qu’un soleil filmé de face, apprend-on dans une très belle scène, suffirait à détruire), image instable qui est aussi l’image idéale pour filmer cette communauté de génies maladroits sur le point de révolutionner le monde tandis qu’ils peinent au quotidien à se regarder dans les yeux. L’autre belle intuition de Bujalski, ici, est de suivre sans retenue la pente onirique désignée naturellement par son image comme par son sujet, jusqu’à laisser éclore de beaux bourgeons lynchiens (l’errance absurde de Papageorge, personnage extraordinaire poursuivi par un chat qui est, après celui de Llewyn Davis, une nouvelle incarnation dérisoire du même fatum).
Un mot enfin du décor, qui offre au film un dispositif idéal. Le concours d’échecs se joue dans une sorte de Novotel américain qui lui donne un air de séminaire d’entreprise houellebecquien. Ce goût pour l’ordinaire déprimant des cols blancs n’est pas neuf chez Bujalski (l’héroïne de Funny haha travaillait pour une boîte appelée « Intellitech »), mais le huis clos offert par l’hôtel l’augmente du potentiel burlesque qui lui faisait à l’évidence défaut jusqu’ici. Parce qu’en même temps qu’un laboratoire ringard où s’invente le futur, cet hôtel bercé par le ronflement glauque de la climatisation est un petit théâtre idéal pour faire encore (puisque c’était le sujet des trois précédents films), mais mieux, le portrait d’une petite humanité marmonnante et terrifiée par l’intimité, condamnée ici à un week-end d’insoutenable promiscuité – il faut voir par exemple les rencontres, géniales, entre les nerds et la communauté new age réunie parallèlement dans l’hôtel pour un séminaire zen. Avec ses humains qui rêveraient d’être des machines (pour s’abstraire enfin des ratés de la communication), et ses machines qui rêvent d’être humaines, ce 2001 de poche est l’une des plus belles surprises de ce début d’année.