Dans le bel entretien qu’il a accordé récemment à la revue Kaboom, Richard Corben révélait notamment avoir entièrement modélisé sur ordinateur le château de Ragemoor afin de donner plus de force et de réalisme à ses images. Cette anecdote dit bien à la fois la maîtrise technologique et le perfectionnisme de ce dessinateur hors-norme dont Delirium entreprend depuis peu de nous faire (re)découvrir le travail. Quelques mois après le premier volume d’une anthologie qui rassemble ses histoires conçues pour les revues Eerie et Creepy au début des années 70, l’éditeur nous propose ce récit au contraire très récent (2012), nous permettant d’apprécier l’évolution du travail de ce dessinateur « culte ». Adulé chez nous dans les années 80 pour ses récits de fantasy au dessin extrêmement sensuel (notamment Den), Corben avait plus ou moins disparu de la circulation après la faillite de sa maison d’édition. Il redonne signe de vie au début des années 2000, mais déconcerte ses fans qui l’avaient classé, sans doute hâtivement, dans la famille underground, en travaillant pour Marvel sur des déclinaisons – au demeurant très recommandables – de Hulk et de Cage. Ragemoor marque au contraire le retour de Corben au genre qui a fait sa gloire, des récits s’inspirant à la fois de Poe et de Lovecraft.
Lire coup sur coup l’anthologie Eerie / Creepy et Ragemoor confirme la grandeur de Corben : contrairement à de nombreux dessinateurs, même les plus grands, dont le trait s’affaiblit avec les années, la force de son dessin reste intacte. Plus de 40 ans après ses débuts tonitruants, Corben reste fidèle à lui-même bien qu’il ait évolué vers moins d’outrance, vers un aspect à la fois plus géométrique, moins exubérant – « dégueulant » allions nous écrire –, au fond plus cohérent. En d’autres termes, Corben (qui a tout de même près de 75 ans) s’est assagi. Néanmoins, sa « patte » et sa maîtrise technique restent intactes, on le voit notamment à sa manière toute personnelle de brosser certains visages, s’appuyant en cela sur des secrets bien gardés (Corben est un expert reconnu des différentes techniques de dessin, de couleur et d’impression), qui permettent de leur donner un « modelé » photographique alors même que leur conception générale relève plutôt du cartoon. Bref, un régal pour les yeux.
Dommage que le récit ne soit pas à la hauteur : Jan Strnad, vieux complice de Corben, sert ici de faire-valoir à son ami : il imagine une histoire parfaitement calibrée et lui donne l’opportunité de dessiner ce qu’il aime (monstres, belles femmes charnues, décors horrifiques, etc.), mais le rendu manque quelque peu de surprises. Par ailleurs, le récit ne tient pas toutes ses promesses. Sans trop en révéler sur l’intrigue, disons simplement que la couverture du livre dépeint une scène qu’on ne retrouvera malheureusement pas à l’intérieur. Un procédé classique dans l’édition de comics mais, dans le cas présent, cela symboliserait plutôt un décalage : peut-être aurions-nous simplement aimé que le château s’anime réellement, et que les auteurs retrouvent la fougue de leurs 30 ans.