Émile Bravo est l’un des rares auteurs de bande dessinée en activité à relever encore le défi de la ligne claire, c’est-à-dire à l’explorer de manière consciente et distanciée comme une forme incontournable et vivante du récit en images. Et non comme un héritage moribond qui n’appellerait que des reprises paresseuses, à la manière des BD de gare qui voient encore le jour de temps à autre. Le jardin d’Émile Bravo, rassemblant vingt-quatre courts récits et illustrations produits entre 2002 et 2013, le montre parfaitement : Bravo se saisit de commandes occasionnelles de journaux pour adultes ou pour enfants afin d’expérimenter les possibilités de son style. S’y côtoient pêle-mêle des satires sociales et politiques, des esquisses d’affiches de festivals, un pastiche nazi de Blake et Mortimer, une sorte de palimpseste dessiné, ainsi qu‘une grosse poignée d’histoires presque muettes, puisque leurs phylactères présentent des idéogrammes en lieu et place du texte attendu, à la manière du Pinocchio de Winshluss.
A plusieurs reprises, Bravo exprime explicitement son ambition par des récits « méta », où sont mis en scène des auteurs de bande dessinée fictifs qui commentent leur propre activité, et sont bien entendus des personnages délégués de l’auteur lui-même. « S’emmerder à dessiner chaque lettre de son récit », plutôt que de l’écrire directement, comme le dit un personnage-auteur, c’est envisager la BD comme un rébus où le sens se manifeste en images. Et l’on comprend que la ligne claire en soit l’outil privilégié : comme le cinéma muet est, selon Hitchcock, dans ses entretiens avec Truffaut, l’horizon indépassable de tout film car il ne requiert que les moyens de l’image animée, la ligne claire est le matériau séminal de la bande dessinée, car elle renonce aux foisonnements de l’illustration et à la contemplation esthétique, pour produire une lecture d’un genre nouveau. Avec elle, la vision est épurée pour n’être plus, finalement, que la saisie d’un sens, lequel ne se trouve actualisé que dans l’ensemble de la séquence. Se crée alors un langage inouï, qui ne peut se dire qu’en images. Si donc il y a nécessité de « s’exprimer en idéogrammes », comme l’ajoute le même personnage, c’est que certaines significations ne peuvent s’exprimer qu’ainsi. C’est tout l’objet de ces expérimentations : faire varier le ton et le propos pour parvenir à des moments où la forme est entièrement adéquate au fond, ou plutôt des moments où le sens se forme à même le dessin dans une belle transparence, qui valent comme autant de petits succès dont le principe pourra être repris par la suite.
De ce point de vue, le résultat est nécessairement contrasté puisque l’ambition n’est pas ici de déployer toute la cohérence d’un style déjà formé, mais de l’essayer, d’en extraire toutes les formes possibles, à la manière de Montaigne essayant son jugement sur une variété de sujets pour en mesurer la puissance. D’un côté, ce sont les récits entièrement dessinés, sans parole, dont les bulles forment un véritable rébus, qui sont les plus aboutis. L’idée est belle, et marque un pas de plus dans la limpidité de la ligne claire, car l’image seule y est la condition d’une narration où peut se dire sur le mode comique la férocité la plus aride, la plus désespérée. Ainsi le dessin ne renvoie qu’à lui-même, dans un jeu de miroirs entre les bulles et les cases : toute référence extérieure, tout ancrage dans une expérience possible de la violence se trouve alors neutralisé. Et la cruauté apparaît toute nue, loin de tout apitoiement, pour ce qu’elle est vraiment : la mise au jour des micro-pouvoirs violents et contradictoires qui s’imposent à l’individu et disséminent son identité. Où l’on voit que, comme chez Chaland qui est l’une des références avouées de Bravo, la signification privilégiée de la ligne claire est le dévoilement de l’apparente transparence des normes qui se veulent universelles et humanistes, mais qui conduisent au contraire à un contrôle insupportable des individus. C’est cette critique qui fait la réussite de récits comme « Les frères Ben Qutuz », enfants palestiniens pris entre l’armée et le terrorisme, « Une question de ressources humaines », qui met au jour la contradictions des discours économiques, ou encore « Fu-Yi un chinois à Paris », qui raconte les mésaventures d’un livreur chinois dans l’enfer des règles d’un immeuble parisien. Bravo trouve là une forme puissante de la ligne claire : sa nécessité y apparaît à tous les niveaux, du choix du sujet jusqu’à son traitement, et l’on aperçoit immédiatement ce qu’elle autorise – et ce que n’ont peut-être pas aperçu ses créateurs (Hergé et Jijé en tête) : la possibilité de rire de la cruauté.
D’un autre côté, trop d’épisodes du Jardin d’Émile Bravo s’appuient encore sur des références extérieures, qui neutralisent le pouvoir de l’image. Là où la clarté et la limpidité du trait permettraient la création d’un récit affranchi de tout rapport à l’extérieur, parce que ses règles suffisent à structurer un véritable langage où le signifiant coïncide immédiatement avec le signifié, Bravo se sent encore trop souvent obligé de se justifier par le recourt à du bien connu, à du déjà connu. Comme si la ligne claire n’était pas entièrement fiable, comme si elle n’était pas une norme qui se suffise à elle-même. Comme si, surtout, le dessin ne pouvait créer une signification par ses propres règles, mais devait toujours se rapporter à une vision réelle, à une expérience possible. C’était déjà, selon nous, le cas du Journal d’un ingénu, une aventure de Spirou par Emile Bravo, paru en 2008 : alors que le succès d’une série comme Spirou est de parvenir à produire un univers qui se tient tout seul, sans aucun « Pourquoi ? », l’auteur convoquait tout un apparat de justifications historiques, courant ainsi le risque de tomber dans le lieu commun. On n’est pas ici tout à fait dans cette démarche lourdement explicative, mais on sent chez Bravo la tentation d’user des codes de la BD comme d’une aide rassurante plutôt qu’en tant que langage véritable. C’est le cas principalement des satires politiques et de la parodie de Blake et Mortimer. La distance entre le propos et le dessin devient alors problématique, et se résout bien souvent par une distance ironique et somme toute assez convenue. Le comique ne produit plus un rire puissant et cruel, qui se joue de ce qu’il y a de pire, mais un rire de connivence et de reconnaissance. Il n’en reste pas moins que la recherche du comique le plus adéquat à la ligne claire reste toujours, chez Émile Bravo, passionnante et réjouissante.