De Murakami Ryu, on peut lire en France l’ensemble d’une œuvre commencée en 1976 avec Bleu presque transparent, un premier roman sulfureux dont on ne mesure pas assez le caractère réellement prédictif de ce qu’allait devenir, les années suivantes, une tendance de la littérature moderne, au Japon comme ailleurs. Si Les Bébés de la consigne automatique reste l’un des romans clés de ce courant à la naissance duquel il se trouvait sans le savoir, le Japonais n’a pas toujours convaincu par la suite. On n’en découvre pas moins avec Lignes un livre surprenant et puissant où, tout en préservant l’acuité du regard porté sur une société vidée de tout par le matraquage marchand et le dérèglement violent qu’il a été l’un des premiers à décrire, Murakami parvient à dépasser le carcan esthétique et les choix datés des romans des années 80 et 90.
Vingt chapitres pour vingt personnages : on commence par suivre Mukai avant de rencontrer Junko, que l’on abandonnera bientôt pour se fixer sur Yukari, et ainsi de suite. Pour tout voir du Tokyo nocturne qui constitue l’espace temporel (une nuit) et géographique (une ville) de ce roman éclaté, Ryu varie les perspectives et démultiplie les points de vue : tout en permettant d’embrasser la diversité des détresses qui se jouent dans la mégalopole et des petites natures mortes qui y travaillent dans le noir, ce procédé habile procure une stupéfiante impression de vertige lorsque, au sein d’un paragraphe, la caméra embarquée change d’épaule et que l’on passe d’un personnage à l’autre. Des personnages tous plus ou moins atteints de phobies et de paranoïa, souffrant d’un traumatisme enfoui qui surgit de l’intérieur (thème récurrent chez Ryu depuis Coin Locker Babies), se perdant en confessions désespérées puis s’effaçant devant un semblable (hôtesse de club sadomaso ou chauffeur de taxi angoissé) dans une puissante polyphonie humaine. Dans ce ballet des victimes et des bourreaux domine toutefois la figure de Yûko, jeune femme énigmatique qui possède le don de pouvoir lire les signaux électriques qui transitent dans les réseaux (magnétoscopes, ordinateurs, téléphones) : voilà résumés les deux axes fondateurs de la société que l’auteur tente de cerner. La violence et la communication, ses deux moteurs, finissent par s’y mélanger en un concentré dangereux où la violence devient finalement la principale forme de communication (« Ce pouvait être des lapins, ce pouvait être soi-même, mais il fallait détruire quelque chose dans la vie sinon les choses ne changeraient pas. »).
Dans sa postface l’auteur laisse en guise de signature l’ébauche à peine tracée d’une théorie de la littérature : « Le documentaire ne suffit plus. Et puisque la période de modernisation est achevée, la littérature de cette époque doit périr à son tour. La littérature ne doit pas exercer d’hégémonie sur les gens dépourvus de mots. Elle ne doit pas non plus se satisfaire en se claquant sur cette vacuité. La littérature doit s’efforcer, par la force de l’imagination et la structure d’une histoire, de traduire les mots de ces gens-là. Yûko qui apparaît dans le livre est l’incarnation de ce modèle. » Ryu lance ainsi avec Lignes des pistes pour cette littérature des doutes et des vides, née avec la réflexion sur l’essence d’une société du pouvoir marchand, qu’elle soit vue du bas ou du haut, de là où l’on souffre ou de là où l’on fait souffrir. Un roman éclaté dans lequel l’écriture de la violence cherche enfin à se faire violence elle-même.