Deux films semblent se profiler côte à côte, quand commence La Crème de la Crème. Le premier a de quoi attiser la curiosité, c’est une sorte de suite des Beaux Gosses qui se déroulerait à HEC, où un duo d’étudiants plutôt ringards cherche à lever de la première année mais reste condamné aux râteaux, faute de sex appeal. C’est là que le second film, non moins prometteur mais déjà un peu plus torve, vient les épauler : une transformation du campus en salle de travaux pratiques, où expérimenter la loi de l’offre et de la demande sur le terrain de la relation homme/femme. L’idée vient du petit génie de la bande (bientôt rejoint par une belle intello puis, plus tard, par un troisième larron), et elle est très simple : augmenter l’attractivité d’un loser bien né en l’affichant avec une escort girl piochée dans le prolétariat. Et c’est son meilleur ami, bien sûr, qui à son insu, servira de premier cobaye.
Si la manière de Chapiron est parfois d’un goût douteux (dans Sheitan, le conflit entre métissés des villes et consanguins des champs), on ne peut lui nier un certain talent pour faire monter la température. Rien d’étonnant, du reste, à ce que qu’avant d’importer sa gouaille « tiequar » au cinéma, l’intéressé ait fait ses armes comme tête pensante du collectif Koutrajmé : la mise en scène, chez lui, s’envisage avant tout comme une éjaculation, forme éruptive et tapageuse, émulation lubrique qu’on stimule d’un coup de poignet et qu’on efface d’un revers de mouchoir. Portés par leur marketing de la jeunesse trash (racailles de banlieue dans Sheitan, petites frappes de Dog Pound), ses précédents longs-métrages ne couraient après aucune élévation et fonctionnaient eux-aussi à l’énergie, laissant s’agiter la libido de sauvageons réduits à des centrifugeuses à phéromones.
Mais si Chapiron a toujours été bon pour faire de la mousse, il est un peu moins convaincant au moment d’affronter des enjeux un peu sérieux. Et ses deux premiers films, malgré leurs qualités éparses (si, si, même Sheitan), butaient sur la même difficulté à fondre leur rage régressive dans le moule d’un récit (un Rosemary’s Baby chez les culs terreux : bof ; un pompage d’Alan Clarke : pas mal, sans plus). Dans cette perspective, le pitch de cette Crème de la crème, dû au seul scénariste Noé Debré, avait quelques arguments. Le film, certes, a le mauvais goût de souligner son concept archi-rebattu (la vie, c’est comme les marchés financiers) comme s’il avait découvert l’eau chaude, mais au moins celui-ci formulait-il une double promesse, entre décalque déférent d’un genre (un teen movie à l’américaine) et relative ambition narrative (un polar de campus, où des petits diablotins aux dents longues joueraient aux golden boys).
Très vite malheureusement, l’insolence de façade s’émousse, réfrénée par une application de bon élève — sûr d’avoir réussi son exposé, sûr d’être intelligent, mais qui au fond ne fait qu’imiter le prof. Il n’y a qu’à voir comment le récit, à force de considérer ses petites lois scénaristiques comme acquises, néglige d’apporter le moindre crédit à sa parabole financière, préférant multiplier les séquences BFM Business revues à la sauce djeunz, accumulation d’explications de texte qui ne soulignent rien d‘autre que l’impuissance da la mise en scène, justement, à investir son sujet. C’est d’autant plus déplorable que même ce film là (ce Risky Business pour grandes écoles, sur la trajectoire duquel s’engouffre finalement le récit), le scénario refuse de le faire avancer. S’il l’agite ponctuellement, comme un reflux, c’est en fait pour mieux le ronger de l’intérieur, et accoucher progressivement d’un troisième film, typiquement français lui, comédie romantique corsetée dans une esthétique grisâtre, tractée par une leçon de morale bien nunuche : en surjouant le pragmatisme économique, notre trio rate le réel, les sentiments vrais, les beaux miracles de la vie. Soit : une fille de beaufs ne se rend pas compte qu’un garçon de bonne famille n’a d’yeux que pour elle ; un gros laideron passe à côté de la superbe métisse qui, depuis le début, est tombée amoureuse de lui. Le problème, ce n’est pas tant que ce programme soit 1- complètement hypocrite (on n’y croit pas une seconde) 2- complètement conformiste (l’amour plus fort que les déterminismes sociaux : au secours), mais plutôt que son exécution requiert des compétences introuvables sur le CV de Chapiron, précisément convaincant dans le portrait d’une insouciance en roue libre, jouisseuse mais ingrate, sans aucun horizon idéaliste.
À la remorque de son scénario, Chapiron se contente donc de saupoudrer d’épate des saynètes autonomes, invite ses copains de la french touch, met des pièces dans le juke box, compulse le glossaire de la génération Y, empile les passages obligés (la beuverie sur « Les Lacs du Connemara » : check, le « Action ou vérité » en sous vêtements : check, la soirée MD entre copains : check), mais bande mou du début à la fin. Et ce n’est pas un hasard si le film cesse franchement d’être sympathique quand, délaissant d’un coup son duo de puceaux boutonneux (et leurs géniaux « Écoute-moi camarade » post coïtum), il se concentre exclusivement sur son trio de business men, écartant le ferment de camaraderie macho qui faisait toute la sève de ce cinéma. C’était, dans Dog Pound, cette scène miraculeuse, dans laquelle Chapiron injectait de façon impromptue, au beau milieu d’une tension carcérale constante, son art de la complicité goguenarde et obsédée. Une confidence autour de la couette y donnait l’occasion à un petit délinquant d’exposer à ses compagnons de chambres le fantasme de MILF sur lequel, quelques secondes avant, il tentait de se masturber. La horde de chiens enragés s’abandonnait alors à l’apaisement, pris dans le réconfort de la nuit, suspendus aux lèvres d’une histoire cochonne qui s’incarnait à l’image pour mieux cacher son double fond. Car ledit fantasme de femme mûre, c’était certes, évidemment, ce gibier féminin absent, condamnant la meute au cercle sans fin de la violence, mais c’était aussi, et de façon plus éloquente encore, cette mère qui manquait : quelques nuits plus tard, on retrouvait le même délinquant pendu à son lit, faute d’avoir pu passer un coup de téléphone à sa maman. Sûr que ce cinéma ne croyait pas en l’amour, mais au moins avait-il le mérite de prendre au sérieux les vices des garçons.