On attendait cette Cicatrice avec impatience, tant reste prégnant le souvenir laissé par la lecture du précédent livre de Gilles Rochier, publié en 2011 : TMLP. Difficile d’évoquer ce récit d’inspiration autobiographique sans tomber dans les clichés : « chronique d’une adolescence en banlieue dans les années 80 », « autopsie d’un fait divers dans une cité HLM », etc. TMLP était à la fois cela mais aussi bien plus : il y avait là quelque chose d’extrêmement poignant, une justesse et une pudeur qui transcendait totalement un type de récit qu’on a déjà lu cent fois et qui, il faut bien l’avouer, ne fait rêver personne, mais provoquait pourtant ici un sentiment de sidération. Cette capacité à raconter « la banlieue » (le mot est lâché) et les « couches populaires » (a.k.a les pauvres) n’a sans doute pas grand équivalent aujourd’hui en bande dessinée ou ailleurs pour ce qu’on en sait, d’où la fébrilité exprimée plus haut.
Changement de décor en apparence avec La Cicatrice, puisqu’on y suit la route de Denis, jeune cadre dynamique portant tous les stigmates de « la réussite » : jolie femme, vaste appartement, belle-famille influente, etc. Pourtant, on s’en doute, quelque chose cloche. Et ce qui cloche prend la forme d’une cicatrice qui apparaît semble-t-il du jour au lendemain sur l’aisselle du jeune homme, sans que celui-ci ne parvienne à se souvenir d’où vient cette marque. Commence alors une quête aux limites du fantastique, « kafkaïenne » oserait-on écrire (puisque l’heure est aux clichés), entraînant Denis à la recherche de lui-même.
Nulle surprise ici dans la mécanique du récit, il s’agit de celle de la Divine Comédie de Dante : Denis doit traverser les cercles concentriques de l’Enfer pour parvenir au purgatoire. Pour se sauver lui-même (ou pas), il doit accepter de se souvenir de l’endroit d’où il vient, et de se confronter à ses vieux démons : parents, amis d’enfance… Les interprétations sont multiples concernant la cicatrice qui est le prétexte à ce périple : symbole de mauvaise conscience, trace visible d’un déchirement intérieur, d’une ablation, etc. Elle matérialise en tous cas une question passionnante mais délicate, qui est également au cœur de l’œuvre d’Annie Ernaux : comment changer de classe sociale sans trahir les siens, et surtout sans se trahir soi-même? À cette question, Denis a choisi de répondre par la coupure totale, non-assumée, avec son milieu d’origine, ayant vendu son âme pour un bonheur basé sur le confort matériel et magistralement présenté en une seule image, dès le début du livre (on vous laisse deviner laquelle), comme tout à fait illusoire.
La Cicatrice est un récit en mode mineur, moins mélodramatique que TMLP mais porté par la même colère froide à l’égard d’un système social qui enferme les individus dans des positions prédéterminées sous peine de mort, physique ou mentale. Le récit est soutenu par des dialogues qui sonnent toujours juste, et rythmé par l’insupportable « bip bip » de la sonnerie du téléphone mobile de Denis, matérialisant son aliénation. Le dessin de Gilles Rochier est marqué par le mouvement de la Figuration libre, en particulier Robert Combas, mais évoque aussi dans un tout autre registre Bernadette Després (l’auteure de Tom-Tom et Nana !), notamment dans la manière de figurer les mains. Le mode de représentation fluctue entre photo-réalisme (certains personnages ont manifestement été dessinés d’après photo ou modèle) et un graphisme plus stylisé. Un mélange composite d’influences et de registres, sans doute lié à l’autodidaxie de l’auteur, qui trace de fait une voie graphique qui n’appartient qu’à lui, au diapason de son propos émancipateur, et qui permet à Rochier de s’imposer comme l’un des talents les plus singuliers du moment.