En ce moment même, quelques centaines de candidats courageux planchent sur le dossier d’enquête personnelle de la Fémis, cet exercice d’une poignée de semaines où, sur plusieurs pages et à partir d’un seul mot, il s’agit de démontrer son aptitude à pouvoir parler de soi-même tout en parlant du monde. Il s’avère qu’en 1993, année de passage de Marina de Van au concours d’entrée, les trois sujets furent : la peau, l’intrus, le vent. L’intitulé impose de n’en choisir qu’un. On imagine bien, cependant, la jeune candidate hésiter entre deux : la peau ? l’intrus ? la peau ? l’intrus ?
Quelques années passent, Marina de Van intègre la prestigieuse école, boucle sa formation, puis se retrouve en 2002 à la tête de son premier long-métrage : Dans ma peau (tiens, tiens). Le pitch en est purement théorique : un film français, perdu au milieu d’une petite fête parisienne, trébuche dans le cinéma d’horreur, avant de s’enfoncer dans le journal intime destroy. Plus concrètement : une jeune femme bien sous tous rapports (Marina en personne) se prend du jour au lendemain d’un intérêt troublant pour sa peau — qu’elle lacère, déchiquette, meurtrit, avale, au fur et à mesure et contre toute raison sérieuse. Ce qui la titille, « dans sa peau » ? Rien — et en même temps, tout. C’est d’ailleurs ce tout et ce rien, cet angle mort occupant tout l’espace qui, presque à son insu, conférait à ce navet quelque chose de revêche et de curieux. D’autant plus curieux qu’après enquête et déduction, on pouvait se demander si, dans ce petit masochisme dégénérant, à force d’avoir été gratté, en gros selfie morbide, il n’y avait pas tout simplement le souvenir de ce dossier d’enquête trop personnelle, celui dans lequel, encore jeune cinéphile, elle enferma toute son âme et qui, à l’arrivée, lui serait revenu en pleine tronche. À la toute fin de Dans ma peau, après une grosse séance d’automutilation, la réalisatrice se filmait à poil dans sa chambre, et faisait de sa performance un beau DVD.
Au bord de l’intime et de l’horreur, Marine de Van tenait donc jusqu’au bout son jeu face caché, rendant encore indiscernable les cartes qui, par la suite, allaient composer son credo (le conte bodybuildé) ainsi que sa mascotte (l’enfance martyrisée). Certes, avant son Petit Poucet télévisuel (et ses petits garçons abandonnés), avant ce Dark Touch irlandais (et sa petite fille abusée), elle s’était essayée de nouveau au monde des adultes avec Ne te retourne pas où, sur un mode plus glamour, il s’agissait de retenter la greffe entre téléfilm bourgeois et épouvante d’auteur : deux vies, deux visages, deux actrices, imbriqués dans une même personne. Mais à une stricte interrogation de cinéma d’horreur (quelle est cette inquiétante étrangeté qui, partout, s’incruste et se répand ?), elle donnait une réponse de pur film français : le gros trauma d’enfant, du genre qui pèse lourd, notamment sur la créativité (l’héroïne n’arrive plus à écrire). Sans l’ingratitude fonctionnelle de la série B, mais avec toute sa surenchère nanardeuse, Marina de Van courait encore après son statut de Cronenberg féminoïde. Mais au bout du labyrinthe tarabiscoté par la psychologie des familles, le thriller freak laissait découvrir son vrai visage : celui de la femme Barbara Gould. Ne te retourne pas s’achevait ainsi sur la rédaction, à quatre mains, d’un roman autobiographique, moitié-peau moitié-intrus (dossier Fémis numéro 2).
Moins de glamour dans ce Dark Touch exporté en Irlande, où la partition orchestrée est plus basique, sinon hardcore : une Carrie pré-pubère transforme toutes ses maisons d’accueil en abattoir – lustres qui s’effondrent, meubles qui valdinguent dans la tête des parents. On comprend au bout de dix secondes que l’enfant agit ainsi parce qu’elle s’est fait violer. D’ailleurs, dans le petit village glauque où elle habite, tous les adultes sont violeurs ou semblent l’être. Alors elle en tue quelques autres, dont une grosse femme très moche, qui le méritait bien. Prisonnière d’une spirale meurtrière incontrôlable, elle finira par dézinguer tout le monde : ses camarades de classe (qui ne faisaient pourtant que souffleter leurs poupées), sa famille adoptive (qui ne faisait pourtant que lui témoigner de la gentillesse), et ce jusqu’à proprement inverser les rôles, dans un finale grand-guignolesque particulièrement sordide, où l’enfant jouera à l’inceste comme on jouerait à la dinette.
C’est que, chez Marina de Van, soit il y a épanouissement (bourgeois), soit il y a autodestruction (artistique). Quand une blessure est ouverte, on ne peut plus la refermer, il faut que le monde vienne s’écrouler à l’intérieur. Forte sur le papier, l’idée hurle malheureusement à l’écran son impuissance : si Dark Touch prend le risque de se noyer dans les eaux troubles du bis, c’est pour mieux sombrer au fond du supernatural boursouflé. Car devant ce vigilante pédophile un peu douteux, on est surtout déçu de comprendre ce qui, sous le narcissisme d’écorché vif, démange vraiment le cinéma de la réalisatrice : la sociologie scabreuse (pitch de son premier court métrage : une famille apprend à sa fille comment exécuter une bonne fellation). Rien d’anodin, à ce titre, à ce que Marina de Van fût un temps la collaboratrice de François Ozon, autre ancien locataire de la Fémis, autre professionnel du cinéma épate-bourgeois, sous la peau duquel on sait qu’il n’y a ni infection ni intrus, juste beaucoup de vent.