Depuis que Thrill Jockey n’est plus exclusivement la maison-mère du post-rock – à la fois parce que le post-rock n’est plus, et parce qu’il a essaimé rapidement bien au-delà de Chicago dans les années 90 – la politique éditoriale de Thrill Jockey est guidée par trois postulations. D’abord, une tentation avant-, qui est celle des débuts et qui subsiste toujours, celle d’aller chercher les formes musicales les moins assignées et les plus libres (Boredoms, D. Charles Speer and the Helix, Lokai, Radian) ; ensuite la volonté d’être un label exactement contemporain, adhérant aux tendances émergentes – ainsi de la publication récente de disques estampillés synth underground ou de drone (Evan Caminiti, Jon Porras, Barn Owl, Date Palms, Koen Holtkamp ou encore Mountains) ; enfin la pulsion rétrospective ou rétromaniaque, consistant à faire l’archéologie des formes du passé pour les ressusciter telles quelles, fabriquant un effet de contemporanéité singulière par le décalage qu’elles entretiennent avec le présent. Les productions d’Arbouretum, de Coil Sea, de Wooden Shijps ou d’Eternal Tapestry incarnent parfaitement cette postulation rétromaniaque. Bettina Richard vise tous azimuts dans l’histoire de la musique, passée, présente et future, et le passé n’est pas la moins intéressante de ses options.
Les deux albums récemment publiés de Guardian Alien et de Pontiak appartiennent à cette dernière branche, bien qu’animés par des choix esthétiques très différents. Guardian Alien est mené par Greg Fox, connu autrement pour être le batteur de Zs. Accompagné par Alexandra Drewchin (voix et machines), Bernard Gann (guitares), Turner Williams (shahai baaja et tablas) et Eli Winograd (basse), sa musique est directement branchée sur les seventies et constitue une synthèse de celles de CAN, Rhys Chatham et Terry Riley. La patine d’époque de Spiritual Emergency, quant à elle, vient de ce que Wharton Tiers a enregistré et mixé le disque – d’où l’impression persistante d’être confronté au son de Sonic Youth, Glenn Branca ou Glorious Strangers et Theoretical Girls.
Il y a toujours quelque chose d’un peu étrange et inexplicable à viser un tel effet d’époque, et même de datation, parce qu’on se demande nécessairement, en tant qu’auditeur, quel degré de distance critique les musiciens entretiennent avec ça. En gros : est-ce dû à un pur et simple désir de sonner vintage ou y a-t-il bien, là-dedans, quelque chose de méta-, une volonté d’explorer l’histoire des formes de la contre-culture ? S’il est un peu tôt pour trancher, si le disque même est conçu pour ne pas nous donner les moyens de décider, la musique enregistrée ici vaut plus que sa patine vintage. Il y a même dans Spiritual Emergency des moments de pureté électrique et percussive proprement exceptionnels, notamment toute la partie centrale du titre finale Spiritual Emergency, où se mêlent roulements continus des batteries, pulsation épileptique des tablas, chant nasillard de la cithare et sons indéterminés venus des oscillateurs. Le jeu de Greg Fox, dont les modèles musicaux sont Milford Graves (il fut d’ailleurs son étudiant) et Jaki Liebezeit, est un jeu de transe et d’énergie, virtuose et qui file en ligne droite sans s’arrêter. C’est la seule constante de ce disque, qui varie à plaisir les modes de production, drone ici (Mirage), électronique façon post-Reich là (Vapour), post-rock orientalisant ailleurs (Tranquilizer), dans une sorte de collage des formes cohérent en dépit de sa variété. Spiritual Emergency n’est certes pas un grand disque, au sens où il fera date, mais il reste d’une beauté redoutable dans son syncrétisme et son énergie.
De l’énergie, Pontiak en a également sous le capot – et joue sur le même terrain rétromaniaque, à ceci près qu’il s’agit chez eux plutôt d’une éthique que d’une esthétique, un peu comme celle de Shellac : refus d’enregistrer avec du matériel numérique et des ordinateurs, autoproduction en autarcie (jusque dans le tournage et le montage de leurs clips, un peu maladroits), distance précautionneuse avec l’industrie musicale. Il faut dire que l’histoire du trio n’est pas banale : avant de faire du rock, les frères Carney ont joué dans de nombreux groupes en Europe et aux USA, avant de converger à nouveau en 2005 vers Baltimore et de former Pontiak, puis de revenir dans leur ferme de la région de Blue Ridge en Virginie, où ils ont installé un home studio pour enregistrer coup sur coup un EP (White Buffalo) et un LP (Valley of Cats), sorti sur Fireproof Records, leur label. Chemin faisant, leur éthique et leur mode de vie et de production – tourner extensivement pour financer l’enregistrement de disques essentiellement écrits en tournée, pendant des jam sessions entre les balances ou en attendant les concerts – ont fini par faire grossir leur public, le temps de huit albums.
Evidemment, ce mode d’écriture, fragmentaire, inconfortable et itinérant, rend leurs compositions directes et frustres – ça tombe bien, puisque Pontiak donne dans le rock brutal, le stoner et le proto-metal, l’acid rock et le psychédélisme sixties (Noble Heads évoque Neil Young et Creedence à la fois). Innocence ne remet absolument pas les compteurs à zéro, il n’effectue aucun déplacement majeur de curseur, mais c’est la première fois qu’une délicatesse mélodique fait son apparition dans leurs disques – en témoigne l’orgue d’It’s the Greatest ou les guitares acoustiques de Wildfires. Reste que Pontiak excelle lorsqu’il s’agit de trousser des turbines stoner pleines à craquer de fuzz et de wah-wah tout en gardant des mélodies imparables – c’est le cas de Lack Lustre Rush ou de Beings of the Rarest, démentiel de furie électrique. Voilà qui suffit à procurer quelques instants de bonheur sans mélange.