Dix-huit ans après Storeyville, et après un passage par la peinture et l’animation, Frank Santoro revient à son activité première, la bande dessinée. En 1995 déjà, la parution du premier album d’envergure de l’Américain avait suscité l’enthousiasme de ses contemporains, de Chris Ware à Seth en passant par David Mazzucchelli. On peut supposer qu’ils admiraient, déjà, un dépouillement de moyens mis au service de la pureté et de l’immédiateté d’une inspiration capable d’animer le moindre détail, le moindre trait. Avec Pompéi, Frank Santoro fait un pas de plus dans cette voie austère mais inspirée qui irrigue encore le roman graphique nord-américain d’aujourd’hui (qu’on pense à un Dash Shaw ou à un James Sturm par exemple), tout en insufflant à son trait une dimension sensible qui lui est propre. Il nous faut le suivre dans cette direction pour comprendre à quel point la quasi nudité du style est condition de l’expression du pouvoir démiurgique de l’auteur. Comme une chanson folk, qui à bien des égards paraîtra austère à l’auditeur débutant, mais saura toucher ce qu’il y a de plus intime chez un public averti, l’ouvrage découvre, par l’économie graphique et le sérieux de la composition, un souffle qui donne vie aux personnages et à l’histoire.
À chaque fois, le dépouillement a le sens de la finitude : il exprime la fragilité des efforts de la vie face à la possibilité, toujours ouverte, de son interruption. L’économie est d’abord celle de la narration : Frank Santoro met en scène une poignée de citoyens romains, des existences qui suivent leurs préoccupations quotidiennes avant la destruction de Pompéi. Mais elle est aussi et surtout celle du dessin : réduit à son expression première, il se présente sous la forme d’esquisses au crayon et au feutre sépia. La richesse des décors de Storeyville est ici abandonnée au profit d’une pureté de la représentation des figures humaines. L’éruption du Vésuve incarne alors cette finitude : elle seule est figurée par un luxe de détails, car elle seule représente le terme, toujours extérieur, de la spontanéité vivante.
Dès lors, il serait erroné d’interpréter l’album de Santoro en un sens romantique. Rien ne lui est plus étranger que de vouloir donner vie aux personnages à partir de leur destination tragique. Le pouvoir des esquisses, ici, n’est absolument pas de ranimer un passé irrémédiablement perdu, une aurore de la civilisation et du dessin qui aurait valeur d’absolu. Car le romantique, pour le dire vite, est celui qui ne croit pas en l’immédiateté du sens de la vie : il s’aperçoit toujours après coup que cette spontanéité lui avait été donnée dès le départ, mais c’est seulement à la fin qu’il en prend conscience, car la condition de sa découverte est de l’avoir perdue sans espoir de retour. D’où le déploiement d’une imagerie du paradis perdu, de l’harmonie dénouée, de l’origine disparue, dont la représentation seule pourrait invoquer fugacement la trace. C’est, par exemple, tout l’usage de Pompéi que fait un Théophile Gautier dans Arria Marcella : un jeune homme du XIXe siècle trouve dans les ruines de la cité antique la condition de l’apparition d’un amour fantasmatique, plus intense qu’une relation réelle car vécu dans l’instantanéité de l’imagination.
Qu’on se rappelle la lourdeur des représentations où mène cette inspiration romantique chez Gautier (au hasard : « ce regard lui arrivait lourd et brûlant comme un jet de plomb fondu »), et l’on saura gré à Santoro d’avoir choisi une autre voie, celle de la légèreté. C’est là la grande réussite de l’album : si finitude il y a, si la vie des personnages est interrompue brutalement, jamais la fin ne vient travailler et remettre en cause la possibilité d’un signification immédiate de l’existence. Son terme lui reste toujours extérieur, il n’en est que le point d’achèvement. Même la cruauté et le souci, bref la négativité, dont ce livre n’est pas dénué, n’entament en rien la souveraineté du regard, et la confiance absolue en la construction positive d’un sens de la vie. Déjà le dessin sépia nous le laisse deviner : ce qu’il s’agit de retrouver, c’est l’élément chtonien, la terre, c’est-à-dire la donnée qui se perpétue toujours, et à laquelle on peut sans cesse revenir. C’est en ce sens qu’il faut interpréter le retour à l’esquisse : elle suffit à remettre au jour, par delà les recouvrements successifs (couleurs, fini du dessin, etc.), une harmonie toujours disponible, celle qui existe déjà, présente et permanente, entre le sens et sa représentation. Comme l’épochè phénoménologique de Husserl, les ébauches de Santoro épurent la perception, mettent de côté toute considération des existences concrètes : le phénomène qui apparaît alors, c’est la souveraineté d’un regard, enfin assuré de représenter adéquatement son objet – en l’occurrence, la vie toute nue. D’où la grande beauté du livre : nous faire connaître l’expérience de cette épuration du regard, en vue de saisir la signification immédiate, fragile mais souveraine, de l’existence. Il ne s’agit pas de pleurer un éden inaccessible, mais de rétablir l’expérience du dessin dans la pleine assurance de la répétition d’une vision dont la signification est toujours disponible.
La confiance absolue de Frank Santoro en cette harmonie de la vision, en cette capacité du dessin de mettre au jour la nappe des significations présente sous les existences concrètes, a évidemment valeur de rappel théorique. La destination du dessin n’est pas de créer un monde, mais de rappeler la perception à une vision authentique, celle où l’essence des choses peut être immédiatement saisie. Nul besoin de multiplier les effets graphiques, mais au contraire se souvenir toujours de l’harmonie de la représentation originelle. C’était déjà, pour partie et avant sa reprise par Platon, la leçon de Socrate : le commencement, lorsqu’il est travail sur soi, épuration, vaut toujours aussi comme destination, et la vie est un inlassable retour à ce début, à ce dévoilement. Voir de manière réfléchie, c’est toujours la dénonciation répétée des illusions et des oublis. Mais c’est là aussi la limite de Pompéi : l’éthique de l’assèchement conduit à évacuer l’anxiété et l’angoisse de la représentation, à passer sous silence l’inquiétant pouvoir démiurgique du dessin – qui est toute l’ambition, par exemple, de Charles Burns. Ce qui fait que, parfois, la confiance inconditionnelle dans le travail sur soi de l’image et de l’imaginaire échoue sur un psychologisme naïf et anachronique. C’est peut-être là le revers irréductible de l’expérience de la souveraineté du dessin, et il n’enlève rien de son pouvoir signifiant.