Bienvenue en Angleterre. On pourrait commencer ainsi n’importe quel article sur à peu près n’importe quel disque Warp, tant il y a une spécificité toute britannique dans l’électronica qui jaillit de ce geyser brumeux. Au travers des disques de Warp se dessine un paysage mental résolument moderne et figé dans le temps à la fois, entre l’urbanisme le plus déshumanisé et froid des quartiers d’affaires, la morne grisaille de cités minières où le chômage règne et les campagnes bucoliques où rodent mille esprits. La musique de Warp est celle d’un postmodernisme hanté, à la fois abstrait et plein d’images familières. Estoile Naiant accomplit, dans ce contexte, un grand écart périlleux. Il renoue avec les racines les plus profondes de Warp, celles qui innervent Boards of Canada et les premiers Autechre, mais a aussi très clairement en ligne de mire les orientations les plus récentes du label. Et l’auditeur d’entendre passer, dans cet album, des échos troublants du récent R plus Seven de Oneohtrix Point Never, comme si Estoile Naiant était directement branché sur les sources sonores de l’époque.
Ce grand écart donne une musique triturée, torturée, trafiquée et passée dans et sur toutes sortes de bandes, de machines, de plugins, et qui a plutôt l’air d’être un drôle d’organisme vivant, en perpétuelle régénération. patten a parfaitement intégré l’essence et la singularité de cette musique devenue toile de fond de son temps. Comme à l’écoute d’un Autechre ou d’un bon vieux Bogdan Raczinsky, l’auditeur ressent encore cette sensation embryonnaire de renaître au son d’une musique hypnagogique et universelle, d’être un peu comme un Tarzan élevé par des robots.
Premier album sur Warp de ce mystérieux producteur, déjà fort de deux opus brillants parus sur l’excellent Kaleidoscope, son propre label de cassettes (à qui l’on doit d’avoir sorti des trucs des géniaux Sculpture, Karen Gwyer ou Orphan). Estoile Naiant propose un panel de nappes à la fois flottantes et denses, des enchevêtrements compliqués par sacs de vingt kilos et des sons de boîtes à rythmes à couper au couteau. L’atmosphère est toute boardsofcanadesque (Gold arc, Key embedded qui en pompe carrément une nappe), mais plus londonienne et moins ancrée dans le pastoral autistique et sans la démarche hiphop. Comme la musique d’Actress et le récent Ghettoville, Estoile Naiant est symptomatique du déferlement d’informations propre à la grande ville. A une musique d’endormis un peu geeks, patten préfère une production de matheux rigoriste à la Dan Snaith lorsqu’il enregistre sous son pseudo Daphni, plus club (d’échecs ou de danse) que nécessairement chillout.
La musique de patten dessine un monde travaillé à l’ordi que l’on aurait retravaillé à la main, « un nuage de vecteurs se combinant les uns aux autres » comme le dit l’intéressé, à l’image des très belles pochettes qui ornent ses disques (Sketching the Tesseract notamment). Ses morceaux sont des mélanges de vieilles et de nouvelles textures, comme des aplats de bandes VHS passées où s’entremêlent toutes sortes de motifs et de perspective : le minéral, le pariétal, le zodiacal, le médieval ou encore l’architectural. Si la musique de patten évoque tant Boards of Canada, Aphex Twin, voire My Bloody Valentine (un titre comme Here always à tout à voir avec les déluges glacés et sophistiqués de Loveless) tout en regardant du côté de chez Ghost Box (Roj, The Focus Group), c’est parce qu’elle puise à la source de memorabilia musicaux presque incunables la sève qui nous fait regarder à la fois vers l’avenir et le passé. Nous faire accomplir ce petit voyage paradoxal dans l’histoire récente de la musique n’est pas le moindre mérite de la musique de patten.