L’histoire commence par la fin, par un bref aperçu de l’ultime suicide qui emportera la dernière des cinq sœurs Lisbon. Le ton est donné : nous, lecteurs, sommes interpellés à titre de témoins, conviés à revivre la dégringolade aussi mystérieuse que tragique qui, vingt ans plus tôt, mena cinq sœurs, âgées de treize à dix-sept ans, à se supprimer dans une banlieue américaine tout ce qu’il y a de plus traditionnelle et confortable. L’approche est volontairement simple, familière, comme des souvenirs maintes fois évoqués en quête d’un sens au sein de l’évidente absurdité des choses ; comme ces drames que nous sommes tous amenés à vivre un jour ou l’autre, sur lesquels nous finissons in extremis par greffer notre propre lecture afin de leur donner une raison, de pouvoir enfin les étiqueter, les intégrer et les oublier.
Le récit des derniers mois des sœurs Lisbon est orchestré par un « nous », un narrateur pluriel informel qui n’est pas sans rappeler l’emphase douloureuse des chœurs des tragédies grecques. Ce « nous » fait contrepoids : il est le spectateur du drame, son témoin bien vivant, mais aussi l’entité masculine qui regarde vers le mystérieux, l’inaccessible féminin, et finalement l’opacité de la mort. C’est parce que ce « nous » existe en tant que témoin et narrateur qu’un fait divers basique peut devenir le drame d’un microcosme, évoluer jusqu’à se poser comme une véritable mythologie empreinte d’un mysticisme quasi religieux.
Voilà toute la subtilité de Jeffrey Eugenides : plutôt que de jongler avec le sordide du fait divers, il emprunte une vague forme « polarisante » -le récit est ponctué de rapports de médecins, de conversations téléphoniques, de ragots rapportés a posteriori-, tout en conservant, d’un bout à l’autre de la narration un ton rappelant Sophocle, Shakespeare, mais aussi Anouilh ou Akira Kurosawa dans l’acceptation qu’ont ces auteurs de l’aspect tragique de la vie. En bref, Eugenides manipule très habilement une palette mythificatrice universelle. Là où le polar et le thriller fouillent parmi d’éventuelles causes sociales, politiques et psychologiques, l’auteur des Vierges suicidées propose un glissement poétique, une sorte de quête ultime et romantique des raisons du drame -la seule peut-être qui soit tolérable pour des adolescents fragiles dans leurs individualités. Parce que les témoins du drame -qui sont également ceux qui ont laissé faire- auraient pu être chacun d’entre nous, parce que la mort menace de nous gifler à chacune des pages du récit, parce que, enfin, le chant post mortem de cinq adolescentes a quelque chose d’universel et d’atemporel, le lecteur polymorphe que nous sommes est nécessairement interpellé -en dehors même de ses goûts ou de ses critères esthétiques.
On pourrait également dire des Vierges suicidées qu’il s’agit d’un petit roman qui se lit vite ; que la facilité de lecture n’est pas sans rappeler nombre de best-sellers américains -ce qui impliquerait une manière de tolérance méprisante. Ce serait mêler torchons sales et serviette propre ; pour preuve, cette impression de malaise qui vous suit d’un bout à l’autre de la lecture et qui reste longtemps présente une fois le livre achevé. Rares sont les « meilleures ventes » qui peuvent se targuer d’un tel impact.