Sur le papier, A Touch of Sin renvoie aux sempiternels dispositifs métonymiques du film choral. Jia Zhang-ke, pourtant, ne s’engage pas exactement dans cette voie. Pas plus qu’il ne donne dans le pensum métachinois, malgré l’horizon annoncé de ces noires historiettes : aux quatre coins du pays, différents destins déraillent et s’embrasent jusqu’au meurtre. Un ouvrier trouve un nouvel espoir dans la chevrotine, une masseuse se rebiffe contre son mac, un ado tombe dans les griffes de la grande ville et passe à côté de l’amour : autant de vignettes schématiques potentielles, mettant à nu les mécaniques d’exploitation – autrement dit la tarte à la crème du cinéma à conscience sociale. Mais en refusant de se rejoindre, ces méandres évitent d’aboutir à un constat cinglant, qui prétendrait surplomber la nation pour mieux lui faire la leçon.
La force du film tient plutôt à la communication invisible des différentes intrigues. Filmant la Chine comme on filmerait plutôt la Russie (étendues neigeuses avec, éventuellement, un cheval mort dans la profondeur), JZK enferme systématiquement ses personnages dans leur environnement. Pas une scène décisive qui ne se joue selon cette grammaire : silhouette esseulée se découpant sur un arrière-plan dangereux, vorace, appâtant d’abord les antihéros pour mieux les aspirer. Ceux-là font leurs entrées en file indienne, toujours abruptement, conduits souvent par un beau travelling vers les abattoirs en puissance que sont la ville, l’usine, le nightclub mafieux ou le bourg sinistré. Ce corps-à-corps avec l’espace, Jia Zang-ke n’en fait jamais une affaire de sociologie riquiqui, et préfère s’intéresser à l’étouffement des personnages pour remonter à la source du crime, dans ce qu’il a de plus universel. Sans manquer de toucher du doigt, parfois, un vertige dostoïevskien : le désir de meurtre s’insinue pas à pas, en même temps que ses angoissantes implications morales.
Mais l’addition froide des faits divers a ses limites : à trop décliner sa logique fataliste, A Touch of Sin finit par marteler une compassion à sens unique, chaque pèlerin affrontant le même adversaire (la domination économique, mal absolu) sans que son propre honneur soit réellement entaché. Jia Zhang-ke ne dévie pas de ce cheminement, au risque de réduire son film à une marche philanthropique aux côtés des miséreux et des opprimés. S’il évite la dissertation grandiloquente, il néglige aussi la part coupable de ses criminels amateurs (et, pourquoi pas, leur pulsion autodestructrice : l’idée est timidement effleurée). Sous leurs oripeaux d’antihéros sinistres, ceux-là sont en fait des brebis égarées à qui tout est pardonné, presque héroïques, parce que seules contre la Chine. Là, l’auteur laisse comme un vide dans cette construction pourtant déjà bien ample. On se prend à fantasmer une quatrième dimension, plus anarchique et retorse, qui s’ajouterait à cet univers décrépi. Malgré tout, le projet de mise en scène impressionne de la part de JZK, manifestement décidé à bousculer son propre langage – sans doute encouragé par Kitano, ici à la production. D’autant que son étrange flirt avec la bouffonnerie (notamment dans le premier segment, très revenge movie) désamorce à merveille la pompe dont pourrait souffrir un tableau d’une telle ambition.