On pouvait difficilement rêver mieux : après un détour réussi par la révolution américaine, Assassin’s Creedprend le large. Direction Nassau, Kingston, les Bahamas, la Jamaïque, les Antilles, pour une grande virée à la rencontre de Barbe Noire, Anne Bonny ou Jack Rackham, pirates de légendes d’une Histoire à la mythologie fabuleuse. La promesse des mers déchaînées, des batailles navales à dos de galions, des canons fumants et des abordages épiques, suffisait à elle seule pour raviver la flamme jamais éteinte de toutes les îles au trésor de notre enfance. De tous les contextes qu’Ubisoft a jamais pu recréer avec sa licence locomotive, Black Flag et son âge d’or de la piraterie était de loin le plus excitant. Par son exotisme, son horizon onirique, sa filiation miraculeuse avec un genre qui a donné quelques joyaux du cinéma classique (La flibustière des Antilles, Le pirate noir, Cyclone à la Jamaïque). L’aventure avait donc de belles heures devant elle, à voguer d’île en île, pile au moment où la piraterie tente d’organiser sa république à Nassau, capitale éphémère d’une fraternité anarchiste qui ne pouvait que trouver écho dans le cœur du Breton Ubisoft.
Si les premières de jeu laissent planer un doute, les suivantes balaient les craintes : une fois planté son décor, le jeu séduit tranquillement à force de feuilleter ses paysages et d’aligner méticuleusement ses personnages. C’est même là tout son charme, durant un large tiers, de dessiner un héros sans relief -pirate goguenard ayant quitté l’amour de sa vie dans l’espoir d’y revenir les poches pleines d’or-, pour mieux le mettre au cœur d’un enjeu collectif. Celui de la piraterie d’abord, donnant lieu à quelques beaux moments d’amitié avec une confrérie corsaire où Barbe Noire apparaît en figure tragique et émouvante. Celui des Assassins ensuite, passage obligé du jeu, voie inévitable conduisant au rachat moral d’un personnage d’abordégoïsteet avide puis sauvé de justesse par son nouvel engagement contre l’ordre totalitaire. Mais si les beaux débuts émerveillent en même temps que les premières batailles navales, passé un cap, le temps se dégrade. Les premiers symptômes de lassitude apparaissent quand, à force de prendre la mer, le décor maritime commence à renvoyer violemment ses limites. Inutile de fantasmer les doux crépuscules du large, le silence des océans, l’immensité et le repli sur soi avec le chant mélancolique des matelots comme radio. Non. Dans Black Flag, il y a presque plus de circulation en mer que dans une ville deGTA. Partout où qu’on regarde surgit un navire à attaquer, ou éviter ; partout traînent des caisses oubliées, des naufragées abandonnés, des requins à harponner. La mer est une poubelle géante avec un trafic digne de Châtelet les Halles.
On sait bien qu’Assassin’s Creeda presque toujours échoué à créer ce que Rockstar maîtrise avec lucidité : cette magie digitale du vivant, de l’organisme virtuel dont on contemple et vit les mouvements hyper détaillés. On pourra toujours dire qu’Ubisoft prend moins son temps, et que, malgré tout, parfois la beauté d’un lieu opère. C’est vrai, débarquer par moment sur certaines îles ou villes de Black Flagest unique et la vie semble presque palpable derrière ces rues aux textures soignées. Mais ça ne suffit pas à faire oublier l’omniprésence des limites du jeu, rompant le charme, cassant la fascination, par une trop grande volonté d’occuperle joueur. Là où GTA n’a non seulement pas peur de l’ennui mais le sublime, Black Flag veut sans cesse fournir de quoi se remplir la panse.Avec du contenu à n’en plus finir, des activités permanentes (donc le trafic naval incessant), une saturation de l’espace et surtout une intrigue interminable et bourrative dont on sort exténué. Le fond du problème est là, davantage même que dans le pudding de quêtes annexes aux allures de RPG mainstream ; une chose déjà bien amorcée depuis Revelations. Le jeu se refuse à lâcherson fichu générique de fin (pourtant très beau, lui), tirant à la ligne, multipliant les missions répétitives ou obligeant à se coltiner des IA aux comportements versatiles. Enlevez lui dix heures de jeu, jetez la moitié de ses missions parallèles, ôtez lui un bon lot de ses customisations inutiles (on peut aboutir sans jamais en utiliser aucune) et Black Flag en ressortirait probablement gagnant.
Et l’Animus dans tout ça ? On aurait bien aimé aussi s’en débarrasser, de celui-là. Mais sans lui, difficile de donner du sens (moral notamment) à la série. Curieusement, alors que le héros de Black Flag, devenant assassin par hasard et circonstances, enlève plus que jamais dans la série sa capuche exaspérante (l’accoutrement le moins discret de l’univers), l’Animus aussi se fait rare. Pour revenir sous une forme plus réflexive qui au début amuse, puis use au fur et à mesure qu’elle débouche sur quelques broutilles narratives colmatant les joints d’une mythologie tentant de relancer ses perspectives. La bonne nouvelle c’est que le périple historique n’en est que plus présent. La mauvaise, c’est qu’après le coup de foudre des débuts, l’aventure se révèle un feu de paille.