La sortie française de Prince of Texas nous a donné l’occasion de nous entretenir avec David Gordon Green, et d’éclaircir avec lui la carrière hors-normes qu’il mène, du Texas à Hollywood, depuis une décennie.
Après une triple expérience hollywoodienne, Prince of Texas marque un net changement d’échelle. Eprouviez-vous le désir de retrouver le cadre indépendant qui était celui de vos premiers films ?
Nous voulions voir ce que nous pouvions faire avec le minimum d’argent. L’idée était d’être dans la configuration la plus minimale possible : très peu de matériel, et une équipe très réduite. C’était un challenge étrange, et à vrai dire rien ne garantissait que le film serait faisable dans ces conditions. Ce qui l’a rendu possible, c’est que nous nous connaissions tous très bien : je travaille avec la même équipe depuis George Washington : le même chef opérateur, le même mixeur, le même production designer… Ce sont tous des gens que j’ai connus pendant que j’étudiais le cinéma. L’idée ici était de suivre simplement nos envies. Dans la foulée, nous avons eu envie de faire un film plus intime et plus sombre, et ça a donné Joe (dont la sortie est annoncée pour le premier trimestre 2014 – ndlr)
Il y a en effet peu de choses en commun entre ces deux films, qui ont pourtant été tournés dans le même élan. Joe épouse la forme d’une tragédie, son script est très programmatique. À l’inverse Prince of Texas est assez déroutant : on pense d’abord avoir affaire à une sorte de bromance comedy, mais le film se développe dans une tonalité assez inattendue…
Oui, le film ne repose pas sur des rails narratifs très identifiables. L’essentiel était de nous intéresser en priorité à la relation entre ces deux personnages, et à leur personnalité. Nous avons tourné le film dans l’ordre chronologique, et nous-même ne savions pas nécessairement quelle tournure il allait prendre. Nous ignorions, par exemple, s’il en sortirait un film drôle ou un film triste. De ce point de vue, le ton n’est pas très conventionnel.
Aviez-vous néanmoins un scénario ?
À peine, quelque chose de très court. Le personnage de la vieille femme errante, par exemple, n’était pas prévu. Nous avons rencontré cette femme tandis qu’elle errait dans les cendres de sa maison, la situation était si belle et triste que nous avons décidé de l’inclure, et d’intégrer vraiment le personnage. Mais certaines scènes étaient très écrites. Par exemple celle où le personnage d’Emile Hirsch raconte son week-end raté.
C’est une très belle scène. Et, précisément, parce qu’elle prend une direction inattendue…
J’adore cette scène. Etrangement, il arrive que le public rit à ce moment. Les gens sont parfois déroutés face au film, notamment parce que l’humour y prend des détours étranges.
Oui, d’autant que le rythme lui-même est surprenant. On a parfois l’impression que les scènes ne se terminent pas vraiment, et que les gags restent sans chutes…
Oui, et cela vient du fait que nous n’avons pas monté le film comme une comédie. Et la musique, qui est très mélancolique, finit de brouiller les pistes. Prince of Texas ne désigne jamais au spectateur les moments qui sont censés être drôles. C’est une des libertés que nous avons prises, et que nous n’aurions pu prendre dans le cadre d’un film de studio. Quand j’ai fait Baby sitter malgré lui, j’avais tourné avec Jonah Hill une scène très émouvante, d’une grande tristesse, entre son personnage et celui de son père. La scène était excellente, mais je ne pouvais pas la garder, parce que je prenais alors le risque que les gens ne puissent rire de nouveau après ça. Dans une production hollywoodienne, vous ne pouvez pas risquer de perdre le spectateur. Ici, nous pouvions plus facilement nous le permettre.
Aviez-vous d’autres films en tête, au moment d’écrire Prince of Texas ?
Oui, plusieurs. J’ai surtout repensé aux films de Wim Wenders, qui ont été très importants pour moi à l’adolescence. Alice dans les villes, Paris Texas, Les ailes du désir… Egalement les premiers films de Jim Jarmush, pour son drôle d’humour européen. Ou encore : les films de Kaurismaki, comme Leningrad cowboys go America, ou L’épouvantail de Jerry Schatzberg. Disons, pour résumer : tous les films construits simplement autour de l’évolution d’une relation, dans un décor significatif.
Prince of Texas pourrait très bien, d’ailleurs, être une pièce de théâtre.
Absolument, je voulais faire faire le film le plus simple possible. J’aimerais bien, d’ailleurs, en tirer un pièce de théâtre.
Et en même temps, le paysage est presque le vrai sujet du film : on a le sentiment que les personnages ne font que passer, et la caméra par endroits donne presque l’impression d’être indifférente. C’est comme ça que se termine le film…
J’aime beaucoup ce dernier plan. C’est mon chef opérateur qui a eu cette idée de ne pas suivre la voiture, et de la traiter simplement comme une élément du décor. C’était une idée brillante
Vous posez sur ce décor un regard quasi-documentaire, nourri par les traces de l’incendie qui a ravagé la forêt. Et en même temps, vous le nimbez petit à petit d’une dimension très spectrale…
Comme je vous le disais toutes les scènes avec la vieille femme n’étaient pas prévues. Et sa présence est d’autant plus forte qu’elle n’était pas du tout intimidée par la caméra. L’incendie avait eu lieu moins d’un an avant le tournage, et elle venait vraiment là, quotidiennement, essayer de retrouver des choses parmi les ruines de sa maison.
Votre film suivant, Joe, mélange lui aussi acteurs professionnels et non professionnels. Comment procédez-vous dans ce cas ?
J’aime beaucoup ce principe, parce que les gens qui n’ont jamais joué la comédie ne sont pas bridés par la conscience de soi, et ont parfois un charisme extraordinaire. La présence d’une acteur professionnel à leurs côtés permet de les guider, l’association est très fructueuse. Avec Nicolas Cage sur Joe, ça a été formidable.
Comment s’est passé le travail avec lui?
Il s’est beaucoup impliqué dans le film. Il est venu un mois en avance, pour trainer un peu dans le décor et s’imprégner de l’atmosphère. Il a passé beaucoup de temps à choisir ses accessoires, notamment. Le t-shirt Pantera de son personnage, c’était son idée.
Saviez-vous d’emblée que vous alliez lui confier ce rôle ?
Non, j’avais d’abord pensé à Robert Mitchum, mais ça n’a pas été possible. Je cherchais donc quelqu’un qui ait le même genre de stature imposante et en même temps une humanité très forte, un grand talent dramatique. Je ne voyais que Nic Cage.
Mitchum nous ramène forcément à La nuit du chasseur, et donc à votre film L’autre rive, sur lequel l’influence du film de Laughton était déterminante.
En effet. Je viens à l’instant de récupérer le bluray du film, qui vient juste de sortir chez vous. Je suis impatient de le revoir.
À l’époque de George Washington ou L’autre rive, vous étiez pratiquement le seul à film cette Amérique du Sud qui fait aujourd’hui l’objet d’une mode : on ne compte plus les films vendus sous la bannière « southern gothic »…
Il devrait y en avoir encore plus ! Vous savez, l’une des raisons principales de cet engouement tient à ce qu’il coûte très peu cher de tourner en Louisiane. J’ai toujours vécu dans le Sud, alors pour moi tourner là-bas était un moyen de rester proche de ce que je connais, de trouver une certaine authenticité. Et c’est un décor très inspirant. Je suis très content que d’autres aient pris le relai. Maintenant que la relève est assurée, je vais pouvoir aller tourner en France !
C’est un projet ?
J’ai beaucoup de projets, dont certains se tourneraient en effet à l’étranger. En Italie, notamment. En fait, j’adorerais faire des remakes de Prince of Texas dans d’autres pays, en partant d’autres cultures…
Le film est lui-même le remake d’un film islandais…
Oui. Mais j’aimerais faire d’autres versions. J’aimerais en faire une par exemple qui tirerait un plus grand parti de la dimension masculine, physique, du récit. Je me verrais bien la tourner, pourquoi pas, en Australie. Et peut-être plutôt dans un décor industriel…
Comment définiriez-vous le thème du film ?
C’est avant tout un film sur la renaissance. C’est ce que figure le décor : la beauté de la renaissance, après la dévastation…
C’est une notion très américaine, et on sent dans Prince of Texas comme dans Joe un questionnement discret du mythe américain. Le personnage de Nicolas Cage dans Joe se lamente à un moment de ce que l’Amérique n’est plus à l’âge de la Frontière. Et ici, le wilderness ne résout pas magiquement les problèmes des personnages, les choses s’avèrent plus complexes et mélancoliques. Seriez-vous d’accord pour dire que les deux films parlent d’une mythologie perdue ?
Peut-être, oui, maintenant que vous le dîtes. Dans les deux cas, de toute façon, le décor a une grande importance. C’est un coin de l’Amérique qui a beaucoup souffert, autant de la brutalité de la nature que de ses difficultés financières…
Pour autant, Joe n’est pas vraiment un film réaliste.
(étonné) Vous ne le trouvez pas réaliste ?
Non, dans la mesure où le récit est infiniment archétypique. C’est un moteur de tragédie, ou de film noir.
Je le vois comme un western. De ce point de vue-là, oui, c’est une formule très archétypique., tandis que Prince of Texas est plus organique, plus abstrait, notamment en ce qui concerne l’évolution des personnages. Pour autant, Joe me paraît aussi très réaliste, dans la mesure où je connais beaucoup de gens du genre de ceux qui sont dépeints dans le film. Mais j’entends ce que vous dîtes : le film repose sur quelque chose de mythologique. Vous pourriez ouvrir la Bible à n’importe quelle page et y trouver des situations identiques. C’est quelque chose qu’on m’avait fait remarquer, d’ailleurs, pour mes deux premiers films.
Dans Prince of Texas, le personnage de la vieille femme renvoie vraiment au cœur du film. Ce cœur, ce serait la maison, la quête d’un foyer, d’un endroit à soi… C’est ce que cherchent les deux personnages : celui de Paul Rudd à sa manière maniaque et obsessionnelle ; celui d’Emile Hirsch un peu malgré lui. Il est significatif d’ailleurs que le film ne quitte jamais la forêt, y compris quand les personnages, eux, en sortent.
Je crois que vous avez raison. Ce qui rend difficile la vie de ces personnages, c’est le manque de stabilité, le fait qu’ils n’aient pas de « maison », comme vous dîtes. Quant au fait qu’on n’ait pas tourné à l’extérieur de la forêt, c’était essentiellement pour des raisons budgétaires… Mais j’aime beaucoup le résultat, cette dimension un peu claustrophobique qui tient au fait que vous êtes perdus ici au milieu de nulle part.
Qu’en est-il de votre projet d’un remake de Suspiria ?
Ça ne se fera pas. C’était à l’origine une idée de Luca Guadagnino, à partir de laquelle j’ai écrit un script, avec l’aide de mon sound designer. Le problème est que ce film-là aurait coûté assez cher, et la mode aujourd’hui est aux films d’horreurs à très petits budgets. J’ai donc préféré renoncer, même si je travaille actuellement à d’autres projets de films d’horreur. Dans l’immédiat, je m’apprête à tourner un nouveau film, à Austin, avec Al Pacino, Holy Hunter et Harmony Korine. C’est une love story, construit autour d’un personnage de serrurier que jouera Pacino. Le script a été écrit par un assistant de production de Prince of Texas, qui s’occupe aussi de la lumière des shows de Explosions in the sky, le groupe qui a composé la B.O. du film… Et je tournerai avec la même équipe de Joe : je reste, encore, en famille…