Dans l’herbe un corps est posé (il n’y a pas d’autre mot), autour duquel tourne un vent doux qui le caresse comme pour l’enduire d’évidence. Sa présence est pourtant incongrue : il vient de l’outremonde du mythe, astre noir tombé du ciel du cinéma pour se retrouver là, posé dans l’herbe, à la fois souverain et comme embarrassé d’avoir chu dans ce décor élémentaire. C’est Dracula. Cette image d’une grande beauté, à la fois limpide et dissonante, ne surprendra pas ceux qui, il y a sept ans déjà, avaient vu Don Quichotte faire la même chute dans Honor de cavalleria, le premier film d’Albert Serra. Une différence toutefois : contrairement au Quichotte en qui Serra, à l’évidence, se plaisait à s’identifier, la figure de Dracula – et le cinéaste catalan y insiste – ne l’intéressait a priori pas du tout, beaucoup moins en tout cas que celle de Casanova avec qui le démon des Carpates partage ici l’affiche. Qu’importe : le film, lui, préfère Dracula. Surtout : il vaut mieux ne pas trop se fier aux fanfaronnades d’Albert Serra.
Ne pas s’y fier, mais les prendre au sérieux : elles sont le nerf de ses films, qui dévoilent leurs trésors à la pointe où se rejoignent le calcul et l’innocence, la fanfaronnade et l’ivresse joyeuse du laborantin. D‘Honor de cavalleria à Histoire de ma mort court un même programme, qui est la condition paradoxale de leur liberté. C’est d’abord un projet farfelu, consistant à décrocher quelques grandes figures patrimoniales (Quichotte, les Rois mages, Casanova et Dracula) du socle de leurs récits, pour les inscrire dans un canevas dilettante tressé de la seule nécessité de la déambulation. Frottant leurs costumes au grain abrasif de la vidéo et de l’improvisation, filmant dans le gouffre entre le sublime (la majesté des plans larges et cosmogoniques du Chant des oiseaux) et le trivial (l’errance comique, dans le même film, des Rois mages littéralement perdus ou cherchant la position adéquate pour dormir), entre le monumental (le chef d’œuvre de Cervantès, filmé « entre les lignes ») et le rudimentaire (entre les lignes : des siestes, des bains, à peine plus qu’une balade à la campagne, jouée par des anonymes ramenés de son village d’enfance), Serra inventait avec ses deux premiers films une forme à la fois ambitieuse et dérisoire, sérieuse et conçue comme une farce.
Un calcul aussi avantageux voyait le jeune cinéaste courir deux risques. D’abord, et il l’aurait bien cherché : de ne pas être pris au sérieux du tout et d’étouffer, sous ses fanfaronnades (en interview, il plastronne avec un humour réel mais savamment orchestré), des films qu’on serait tenté de réduire à l’ingéniosité de leur concept. Sauf que, précisément, ils ne s’y réduisent pas : dans Honor de cavalleria et Le Chant des oiseaux, le concept était surtout le moyen de déployer toute une constellation de trouvailles inspirées, de combinaisons géniales, d’événements gracieux et inattendus. L’autre risque était que, s’entêtant dans cette trouvaille, Serra ne l’épuise en révélant peut-être l’étroitesse de son inspiration. À ce titre, le pitch d’Histoire de ma mort avait de quoi inquiéter. Et d’ailleurs Serra confesse qu’il est bien obligé, désormais, de laisser sa trouvaille derrière pour lui, pour un prochain film qu’il annonce situé dans le monde de l’art contemporain. Mais tout en portant un degré plus haut la formule qui l’a révélé (un crossover aberrant entre Casanova et Dracula, façon rencontre au sommet de super héros Marvel), Histoire de ma mort prend déjà quelques distances, non sans courage. D’abord en se privant du secours d’une plastique elle-même très conceptuelle, qui avait culminé avec Le chant des oiseaux : Histoire de ma mort est parfois très beau, parfois moins, souvent très flottant mais c’est un flottement moins théorique, moins immédiatement séduisant. Ensuite, en abandonnant presque complètement le secours de l’humour. Dans les deux premiers films, les durées relevaient d’une mécanique volontiers burlesque. Elles le sont ici beaucoup moins, comme en témoigne le plan poignant qui précède le générique, où un poète fait sur une soubrette une tentative de séduction piteuse et mélancolique, s’effilochant en caresses indécises tandis que les accompagnent des arpèges tristes.
Preuve que Serra n’a pas choisi la facilité, certains de ses plus fervents supporters lui tournent aujourd’hui le dos, dédaignant les fanfaronnades qui les séduisaient tant quelques années plus tôt, et lui reprochant dans le même temps de s’être pris au sérieux sans se reconnaître dans le miroir que leur tend naturellement ce reproche. À l’époque de sa révélation à la Quinzaine des réalisateurs, Serra fut célébré en même temps que d’autres cinéastes tout aussi jeunes, et pour les mêmes raisons qu’eux : avec Albert Serra, Miguel Gomes, ou João Nicolau, on applaudissait le goût retrouvé de l’aventure et du jeu, la promesse d’un jeune cinéma d’auteur qui tranche avec l’esprit de sérieux complaisamment entretenu par les festivals. Il est singulier, et surtout triste, que parmi cette couvée Gomes soit le seul aujourd’hui à rafler la mise avec Tabou, film d’auteur pour touristes petits vieux, dont l’exotisme Pier Import n’a plus grand chose à voir avec l’aventure, et tout avec un sens bien affuté de la séduction. De son côté, Nicolau subit un sort bien pire que Serra : L’Épée et la rose, premier long bancal mais audacieux, film de pirates authentiquement aventureux, est passé tout bonnement inaperçu, dédaigné là encore par ses premiers supporters qui espéraient peut-être voir germer, sur les promesses pop et générationnelles de ses courts métrages, un film de Valérie Donzelli. Ce triomphe, déprimant, du goût moyen, invite plus que jamais à suivre Serra sur les chemins instables qu’il arpente en fanfaronnant.
Justement, retournons-y. L’aventure d’Histoire de ma mort commence en Suisse, avec Casanova qui vit ses vieux jours en lisant, mangeant, buvant, chiant ou baisant, sans hiérarchie et avec le même rire de fou. Quoiqu’en dise Serra, son Casanova n’est pas très neuf, et Histoire de ma mort n’aurait rien pour passionner s’il était resté avec lui. Mais le film, comme les précédents, fonctionne comme une combinaison, un alliage chimique entre deux éléments a priori inconciliables : il faut, donc, que surgisse la deuxième moitié de la combinaison – la moitié noire de Dracula. Laissons de côté les explications de texte de Serra, quand il bricole un manteau de haute culture pour couvrir la logique de son film (Casanova = crépuscule des Lumières vs. Dracula = naissance du romantisme). Si le film est d’une grande puissance au sujet du désir, c’est une puissance qui ne doit pas beaucoup aux dialogues, lesquels pourrait bien porter sur les résultats du Loto sans qu’on y perde au change. La grande beauté de l’irruption de Dracula tient plutôt à l’espèce de détraquement qu’elle provoque sur le film entier, mordu lui-même, jeté dans une lave de sensualité ténébreuse que Serra suggère avec un minimum d’effets. Il fallait peut-être, justement, qu’il s’intéresse peu à Dracula pour trouver à en faire un motif aussi puissamment abstrait : motif de pur dérèglement, venin épais venu tordre la plus petite situation, trou noir où tout le reste se retrouve absorbé.
C’est d’abord un dérèglement climatique : un vent d’outre-tombe que viennent soutenir des basses effroyables, glissant chaque fois des plans de Dracula (qui, littéralement, ne fait rien, sinon apparaître) vers ceux des autres personnages, au point qu’avant même d’être mordus, tous semblent déjà devenus vampires. Mais l’abstraction ne prive pas Serra (et là encore, malgré la bravade un peu chiqué qui lui fait déclarer qu’il n’aime pas le cinéma fantastique) de prendre en main, en les réinterprétant, les grands motifs du genre que Dracula ramène avec lui. C’est une sorte d’assèchement total qui, tenant ces motifs pour acquis, les dépouille pour les ramener à leur essence. Par exemple, l’image immémoriale du prince de la nuit accompagné de ses succubes, ici reproduite le plus simplement du monde en un plan muet et bucolique. Ou encore : l’image incontournable des baisers, des morsures. Qui implique de dire un mot de Lluis Serrat, acteur fétiche depuis Honor de cavalleria, gros poupon burlesque que le cinéaste, en passant par Dali, désigne comme son Harry Langdon. La vampire et Serrat sont assis, dans le genre de silence indécis qui est la marque du catalan. La fille, plusieurs fois, s’approche du cou que l’autre lui tend malgré lui. Serrat se laisse faire dans un mélange d’embarras et d’excitation, répond gauchement, se tord un peu parce que ça chatouille, se lève brusquement en tentant d’entraîner avec lui la fille qui refuse, alors il finit par partir tout seul en claudiquant. La scène est incongrue, à la fois drôle et inquiétante, et c’est vers ce genre d’événements singuliers que tout le film est tendu, guidé par le venin de Dracula. On aurait vraiment tort de ne pas goûter ce venin-là : c’est le meilleur des antidotes contre le cinéma moyen.